JAZZ : les nouveautés du côté des pianistes

Trois pianistes, trois directions

Les festivals – « Sons d’hiver » en train de se terminer, « Banlieues Bleues » qui commencera en mars – comme les sorties en CD permettent d’appréhender les tendances en cours. Considérons les pianistes…
to duke matthew shippMalgré les différences de style, Matthew Shipp – né le 7 décembre 1960 à Wilmington dans le Delaware et des études à Boston -, Jacky Terrasson – né le 27 novembre 1965, à Berlin d’une mère américaine et d’un père français, une sorte d’internationale à lui seul – et Manuel Rocheman – né à Paris le 23 juillet 1964 – se retrouve une même volonté : se servir de la mémoire du jazz et des cultures propres à chacun pour créer, pour creuser son chemin dans un monde où l’incertitude domine. Le monde est incertain mais les cultures nouvelles le sont tout autant.. Ne rien oublier tout en bousculant la tradition pour la faire vivre en la conjuguant au présent pour que surgisse un peu d’avenir.

Matthew Shipp plutôt classé dans le free jazz, le post bop comme on dit facilement actuellement sans préciser ce qu’il faut entendre par là, a décidé de surprendre en intitulant son dernier album, « To Duke », le compositeur hors catégorie Edward Kennedy « Duke » Ellington (1899-1974). Il a réalisé cette relecture – au-delà de l’hommage donc – sur un curieux label – j’avais rendu compte de ces premières parutions -, « RogueArt » navigant entre la France et Chicago pour rendre compte de l’actualité du jazz dans la Cité des Vents.
La musique du Duke a survécu à toutes les périodes. Il reste un des compositeurs fondamentaux du 20e siècle et sa musique refuse tout vieillissement. Comme si le Duke et ses musiciens avaient trouvé une source de jouvence. S’est perdu, avec sa mort et celle des demi-dieux de son orchestre, le mystère de ses créations. A qui veut répéter sa musique telle qu’elle a été écrite – comme l’orchestre du Lincoln Center – ne peut que faire la démonstration d’un ennui profond, mortel. Il n’est donc pas possible de reproduire ses compositions. Il y manque la pâte humaine. La seule réponse qui reste est de s’approprier l’esprit du Duke pour s’en servir pour ses propres créations, pérégrinations autour de la mémoire, mémoire vivante des mondes continuellement en chantier.
Matthew Shipp réussit, le plus souvent, ce qu’il faut bien appeler un tour de force. Il s’introduit dans les thèmes du Duke en se servant des improvisations de tous ceux et celles qui les ont repris à leur compte, les ont marqué de leur empreinte comme Charles Mingus et Eric Dolphy pour Stormy Weather ou Johnny Hodges bien sur pour « Prelude to a kiss ». « Take the « A » Train », composition de Billy Strayhorn – pour aller chez lui à Harlem il fallait prendre le direct, le train A, et non pas l’omnibus, le D, deux trains qui existent encore dans le New York d’aujourd’hui -, fait référence à la fois à l’ancien train et à celui d’aujourd’hui qui roule comme si le free jazz s’était attaché à ses roues et à ses secousses.
Matthew Shipp sait à la fois nous faire apprécier le free jazz dans des envolées débridées qui doivent quelque chose au Duke lui-même et à Cecil Taylor – un disciple du Duke. Un trio, Michael Bisio à la basse et Whit Dickey à la batterie, qui fonctionne. Une musique qui interroge…
jackyhomeJacky Terrasson suit une autre voie, plus en lien avec les musiques du monde et une sorte de « mainstream », de courant principal en ne se refusant aucun influence. « Take this », prends ça littéralement, est un album qui veut renouer avec la danse, avec la nécessité de faire bouger le corps sans concession avec la mode. Le premier thème, « Kiff », est une ouverture en fanfare. « Un poco loco », un auto portrait de Bud Powell, fait la part belle comme la composition y invite à tous les rythmes afro cubains, comme une référence à l’actualité la plus brûlante ; « Take Five », la composition célèbre de Paul Desmond est revue et corrigée, plus exactement enfouie sur des métriques étranges qui doivent beaucoup au percussionniste Adama Diarra et au batteur Lukmil Perez, couple qui dialogue avec la basse de Burniss El Travis et le piano de Jacky.
Jacky sait aussi rendre grâce à ses influences majeures, Bill Evans dont il reprend le « Blue in Green » et Thelonious Monk. Il ne craint pas de s’affronter à ces instruments bavards par nature, le Fender Rhodes et les synthés pour essayer de les dompter… Il n’oublie pas les Beattles avec « Come Together » que le vocaliste Sly Johnson, aussi un « human beatbox » – comprenez qu’il se tape dessus pour faire surgir des rythmes – s’approprie de belle manière.
Un album éclectique, dansant et rempli d’émotions. Un album « Impulse », il faut aussi le souligner parce que le label renaît de ses cendres par le biais de Universal avec comme producteur Jean-Philippe Allard, un plaisir de le retrouver…
Manuel Rocheman se situe quant à lui dans une tradition française du piano jazz créée par Martial Solal. Il faudrait dire une tradition solalienne pour être plus précis. Un virtuose, un monomaniaque du piano. Un compagnon de tous les jours et, pour Martial, de toutes les heures.
Paris MauriceDans son dernier opus, Manuel Rocheman a voulu reprendre les musiques – en 6/8 – de l’île Maurice autour de la chanteuse Nadine Bellombre – qui est visiblement plus que ça – avec comma compagnon Kersley Palmyre à la basse et Maurice Manancourt ou Christophe Bertin à la batterie et quelques invités. L’album et le projet dit bien son objectif « Paris – Maurice », une manière de faire chanter différemment le piano tout en permettant de faire connaître cette culture. Une langue créole spécifique qui fait toute la beauté du texte chanté par Nadine Bellombre et une musique qui sait adroitement mêler les mémoires du jazz, les rythmes brésiliens et le « Séga », le « Maloya » cultures de cette île trop mal connue.
Paradoxalement, l’album pêche par la reprise de standards comme « Nature Boy » ou « Send in the Clowns » et, plus encore – et là aussi, bizarre la popularité de ce thème – sur « Come Together »…
Oublions-les et faisons notre le titre de la composition superbe de Manuel Rocheman, « Just Love »…
Nicolas Béniès
« To Duke », Matthew Shipp trio, RogueArt ; « Take this », Jacky Terrasson, Impulse (Universal) ; « Paris – Maurice », Manuel Rocheman/Nadine Bellombre, Berlioz production/rue Stendhal.