A travers les nouveautés du JAZZ (4)

Mutations musicales.

KrisisUn album qui prend pour titre « Krisis » ne peut que se situer dans les temps mouvants présents. Une référence à la revue des marxistes allemands de l’après première guerre mondiale voulant renouveler le marxisme ? Ou à une figure de rhétorique ? Les deux, peut-être.
L’instrumentation que propose Thierry Mariétan pour son deuxième opus pour le « Petit Label », a tout pour désorienter. Une contrebasse, Mariétan, un violoncelle, Karsten Hochapel associés à un piano, Paul Wacrenier et à un saxophone ténor, Alexandra Grimal pour créer des sonorités nouvelles, pour introduire vers d’autres mondes sans oublier les anciens. Le mariage le plus réussi est une danse séminole, « A seminole dance band », qui permet d’ouvrir les possibilités tout en restant attaché à la nécessité de la danse, du corps qu’il faut faire bouger pour faire pénétrer la musique.
Les compositions de Thierry Mariétan et de Paul Wacrenier suscitent la capacité d’improvisation des musicien(ne)s réunis. Capacité parfois mise en échec par une sorte de précipitation, de volonté de foncer sans assurer les arrières. Ces échecs sont nécessaires. Ils représentent la contrepartie de la création. Les laisser montre que l’héritage du jazz est toujours présent même si cette musique est difficile désormais à cerner. Ses éléments constitutifs se délitent pour, peut-être, ouvrir la porte à de nouvelles formes musicales qui pourraient devenir les prolégomènes de la musique du 21e siècle.
Toutes les références sont ici convoquées. Le free jazz – au début, pour laver les oreilles des sons routiniers -, le bebop, Coltrane, Wayne Shorter, Herbie Hancock et beaucoup d’autres sans oublier Chico Hamilton et ses drôles de groupe alliant violoncelle et guitare.
Alexandra Grimal fait la preuve de sa capacité à s’engager dans des voies pas très fréquentées pour donner à ces musiques la touche nécessaire.
Nicolas Béniès.
« Krisis », Thierry Mariétan, Petit Label, www.petitlabel.com

Le connu et l’inédit.
Le tricycleUn trio, piano, Jean-René Mourot, contrebasse, Adam Lanfrey et une batterie, Arthur Vonfelt, soit une configuration connue. Des thèmes originaux fortement marqués par le minimaliste et la musique mécanique – de quoi penser à Carla Bley – pour rester dans l’air de notre temps, ère de la reproduction mécanique et des références situées notamment à Monk, compositeur redoutable et intransigeant et au blues pour des élancées vers l’imprévu, la confusion, le n’importe quoi qui permet d’en dire plus que l’attendu pour se hisser vers d’autres sommets, organiser d’autres voyages.
Comme pour beaucoup de musicien(ne)s d’aujourd’hui, tous les emprunts sont possibles – particulièrement du free jazz – pour désorienter l’auditeur, lui faire perdre ses repères pour qu’il se décide à fréquenter d’autres paysages.
« Le tricycle », nom du trio et de l’album brinqueballe quelquefois sur quatre roues par l’adjonction d’un saxophone, Michael Alzon, pour déstabiliser plus encore un édifice branlant.
Ces musiciens essaient de construire d’autres environnement. Ils font la preuve que créer est encore possible au risque de l’échec.
Nicolas Béniès.
« Le tricycle », Momentanea, www.momentanea.net

Passage de témoins.
Peirani & ParisienRassembler un accordéoniste, Vincent Peirani et un saxophoniste soprano – un instrument bizarre qui ne se laisse pas dompter facilement -, Emile Parisien pour un vrai-faux hommage à Sidney Bechet est une gageure. Les deux musiciens font partie de la même génération, de trentenaires, voulant creuser leur propre voie. La référence à Bechet se trouve là aussi. En 1919, à la fin d’un concert à Londres, le chef d’orchestre Suisse Ernest Ansermet, troublé par la sonorité de la clarinette de Sidney, lui demandait son credo. La réponse fut « My Own way » ma manière, ma voie, mon chemin. Ce jeune homme – il avait entre 22 et 28 ans – savait déjà qu’il voulait marquer son temps. Sidney fut aussi l’inventeur de cet instrument bizarre, le saxophone soprano, plus que Adolphe Sax dont on fête ces temps-ci le 200e anniversaire de la naissance. Ce soprano, Sidney l’achètera une première fois à Londres justement, le revendra et le rachètera pour en faire autre chose qu’un instrument de cirque. . Il aura comme premier disciple Johnny Hodges et influencera tous les instrumentistes à commencer par Steve Lacy.
Sidney Bechet, il ne faudra pas l’oublier, fut le premier grand soliste de l’histoire du jazz. Un individualiste, un marginal. Il allait même enregistrer seul jouant se jouant de tous les instruments deux faces de 78 tours profitant des progrès de la technique…
« Egyptian Fantasy » qui ouvre cet album ACT, « Belle époque », a été enregistré en janvier 1941 par Bechet et ses New Orleans Feetwarmers. On y entend des influences étranges pour cet orchestre classé à cette époque dans le « Revival », les retrouvailles des Etats-Unis avec le jazz des origines. Sidney, qui avait beaucoup voyagé savait se servir de toutes les musiques entendues. Il ouvrait la porte à toutes les influences, à tous les détours, à tous les imprévus.
Le duo ne s’en prive pas. La rencontre accordéon/soprano – deux sonorités trop proches – était loin d’être évidente. Il fallait du culot. Ces deux là, multi-récompensés malgré leur jeune âge, ne pouvaient pas en manquer.
Ils arrivent à faire preuve de fusion et à se différencier pour permettre à chacun et au duo d’exister. Un tour de force. La mélodie est toujours présente sous forme d’une danse infernale et continue pour entraîner l’auditeur dans une spirale dont il ne sait comment sortir.
Ils leur arrivent de traîner en longueur ici ou là, d’errer dans des endroits fréquentables et, soudain, de transformer un standard du jazz traditionnel, « Saint James Infirmary », en une infirmerie de brousse lui donnant un aspect actuel et inédit, Peirani faisant sonner son accordéon comme un saxophone baryton.
Le tout se boucle avec un thème de Duke Ellington pour lequel j’ai de l’affection, « Dancers in love », unissant la dance et l’amour, le corps et l’âme…
Une musique de notre époque, une « Belle époque », c’est la notre, c’est la leur. C’est à nous, c’est à eux de la faire « Belle » !
Nicolas Béniès.
« Belle époque », Peirani et Parisien Duo Art, ACT, distribué par Harmonia Mundi.