Du côté des polars, présent et éternité.

Du concept à l’intrigue.
Peut-on, de manière stylisée, presque comme une épure abstraite Tony Ball, Les catacombesdécrire une Ville américaine qui pourrait être Chicago plus que New York, prototype de la ville américaine alors que New York est une ville-Monde ? Toby Ball a voulu s’atteler à cette tache étrange à travers trois personnages que rien ne rapproche, un archiviste, Arthur Puskis, un journaliste Frank Frings et un détective privé, Ethan Poole. Des concepts plutôt que des personnages qui s’agitent auprès d’autres figures tout aussi dénués de chair, la chanteuse de jazz belle, féroce et indépendante dont tout le monde est amoureux à commencer par son geôlier, une militante syndicale qui conduit des grèves, un écrivain/historien qui essaie vainement de retracer la complexité de la société, des raisons des actions des personnages.
Le plus curieux, c’est que cette construction fonctionne. Le lecteur est projeté en 1930, à Gotham, une ville étrange où la corruption domine. Gotham ? Les « comics » des années 30-40 resurgissent. C’est un décor de BD qu’utilise l’auteur pour décrire une ville réduite à quelques stéréotypes. Le lieu principal, ce sont « Les catacombes » – titre logique de ce roman qui représente la première partie d’une série qui voudrait se poursuivre, le deuxième opus est d’ores et déjà paru aux États-Unis – dans lesquelles sont entreposés les dossiers de tous les criminels condamnés dans un ordre hermétique dont seul l’archiviste a le secret.
L’intrigue se noue lorsque l’archiviste découvre des doubles de ses dossiers. Il cherche le pourquoi et tombe sur une série de trafics qui mettent en cause le maire. Il est difficile de ne pas penser aux situations de Detroit où le maire précédent a été condamné pour corruption… En même temps, il découvre – en même temps que le journaliste et le détective privé par des voies différentes – que des condamnés n’ont pas fait leur peine et sont libres. Par quels moyens ? Que sont-ils devenus ?
Petit à petit, l’intrigue prend le pas sur les concepts. Les personnages se construisent au-delà de leur définition.
A la fin de ces 424 pages, on attend la suite avec impatience.
Nicolas Béniès.
« Les catacombes », Toby Ball, 10/18 inédit
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Du côté de la classe ouvrière suédoise.
Fredrik Ekelund, à la suite de Mankell sans l’imiter, veut décrire la société suédoise actuelle en prenant pour personnage Fredrik Ekelund, le garçon dans le chênecentral, les banlieues ouvrières, celles de Malmö en l’occurrence. A force de lire les auteurs de polars suédois, plus généralement de l’Europe du Nord, on a l’impression de connaître ces villes, de les avoir visitées, d’avoir suivi leurs transformations. Se découvre ici, une autre face, cachée le plus souvent, de ces villes industrielles, la population immigrée, avec ses codes, ses lois, ses religions.
Yasmina Saïd a été assassinée. Une jeune fille de 17-18 ans qui devait passer son bac et l’avoir haut la main. Une bonne élève, en rupture de ban. Elle a quitté sa famille et ses frères, cousins la traitent de « putain » parce qu’elle a décidé de vivre sa vie loin de toutes contraintes. Elle a rencontré une fille issue d’un milieu aisé avec qui elle partage un appartement.
Les deux flics, l’inspecteur Lindström et sa collègue Monica Gren, d’origine coréenne et stagiaire au début de cette enquête, sont chargés de l’affaire. Ils ne sont pas sans problème, lui surtout. L’auteur nous présente ses personnages qui seront les héros récurrents des autres romans. Les soupçons s’orientent vers les cousins qui auraient voulu laver l’honneur de la famille. Ils ne sont guère émus par la mort de la jeune fille…
Ce sera une fausse piste mais un bon moyen de décrire ces quartiers, ces cohabitations difficiles entre différentes cultures qui, au lieu de s’abreuver l’une à l’autre, ne cesse de se confronter et de s’opposer.
L’assassin se découvrira plus tard – c’est lui « Le garçon dans le chêne » du titre -, manière à pénétrer un autre milieu social, celui de la classe aisée et ses enfants déboussolés. Un paysage de 2003 qui met du plomb dans l’aile d’une représentation un peu trop mythique de cette société traversé, tout autant que les autres pays capitalistes développés, par une crise morale, éthique.
Nicolas Béniès.
« Le garçon dans le chêne », Fredrik Ekelund, Folio/Policier.

Le sel du polar.
James Sallis est un auteur. Un vrai. Un de ceux qui savent construire un univers. Il sait, avec quelques riens qui font un James Sallis Salt Rivertout insaisissable, envoûter simplement par l’organisation de mots, de réflexions. C’est un conteur directement issu de cette ville en forme de croissant, port ouvert à toutes les influences, la Nouvelle-Orléans, berceau de son style qui navigue entre rêves et réflexions philosophiques sur le temps qui passe trop vite. Le jazz lui a donné cette musicalité spécifique, de ces mots fantômes qu’il laisse percer dans ses phrases bizarres. Dans sa biographie de Chester Himes, il avait joué du texte dans des contextes différents pour faire comprendre que le même texte pouvait contenir une multitude de significations.
Désormais, avec son nouveau sheriff – autre figure du détective privé, figure ironique -, John Turner il a délaissé la Nouvelle-Orléans et Lew Archer pour envahir Memphis et ses environs. Il reste sur le Mississippi tout en suivant une des trajectoires du jazz et des blues.
Que reste-t-il de l’intrigue une fois le livre refermé ? Un soupir en forme de point d’interrogation sur le monde comme il va mal, sur nous, pauvres hères qui nous débattons dans des situations inextricables dans une histoire qui est la nôtre sans qu’elle le soit totalement. John Turner essaie de faire sa vie, jouer de sa liberté dans des conditions qu’il n’a pas librement déterminées. Il les subit. Plus ou moins bien. Son histoire est celle de ce pays étrange dans lequel il veut vivre. Es Noirs restent les parias, malgré Obama. La rivière salée, « Salt River », est celle de nos espoirs envolés. Il reste le sel de la terre pour en construire de nouveaux. Les utopies sont nécessaires.
Le seul résultat de John Turner pour avoir résolu une affaire, sauver un musicien…un banjo ! Un instrument-monde !
Nicolas Béniès.
« Salt River », James Sallis, Folio/Policier.

La science fiction en forme de thriller.

Actes Sud a décidé de créer une nouvelle collection, « Exofictions », pour publier des romans de science fiction pas Silocomme les autres. Le premier, « Silo », est un RNI – un roman non identifié. Hugh Howey est présenté comme capitaine de yacht qui s’est lancé dans l’écriture d’abord sur Internet pour ensuite décider de se publier à compte d’auteur. Il paraît que ce livre – cette trilogie, on attend les deux autres tomes – est un succès de librairie aux États-Unis.
L’action se situe après l’explosion atomique. Les êtres humains vivent dans un – des ? – silo. La vie s’organiser par étage, suivant une division du travail stricte. Ceux et celles qui disent qu’il existe d’autres mondes dehors sont chargé(e)s d’aller décrasser les vitres pour voir l’extérieur. Ils et elles meurent. L’air est irrespirable.
La seule vision de l’extérieur provient des écrans dont un service a l’exclusivité et la main mise. C’est ce service qui, au sens strict, donne à voir.
Dans les premières pages, l’auteur parvient à dresser un état des lieux ressemblant à celui de Metropolis – le film de Fritz Lang – ou à la division du travail décrite par Marx dans « Le Capital ». Les inégalités entre les étages sont flagrantes.
Puis, l’aventure commence avec Juliette Nichols, une de celles qui veulent tenter l’aventure. Les révoltes grondent. Elles se terminent dans le sang. Les grèves aux États-Unis ont été souvent sanglantes. La lutte des classes est brutale. La classe dominante possède des moyens de répression efficaces.
Hugh Howey renoue avec l’art des feuilletonistes. Chaque chapitre se termine par une énigme qui pousse à poursuivre la lecture. Le plaisir est au rendez-vous même si l’intrigue est un peu fragile.
Peut-on vivre dans un silo ? Comment vivre en société sans être enfermé dans nos propres préjugés ? Quelques questions qui naissent de cette lecture. La suite est attendue…
Nicolas Béniès.
« Silo », Hugh Howey, traduit par Yoan Gentric et Laure Manceau, Actes Sud/Exofictions, 555 p.