Deux premiers polars.

Le polar, chronique de notre temps.

Deux premiers romans qui font date. Attica1 Locke, dans « Marée noire », raconte le racisme ordinaire de Houston (Texas) et les désillusions de toute une génération qui s’était battue pour le « Black Power », terme qui faisait peur à Martin Luther King – lire la biographie que lui consacre Alain Foix, Folio biographies, même s’il rajoute un peu trop de pathos pour une biographie – comme pour les droits civiques. Noirs et Blancs ensemble pour une même cause. La révolution pouvait venir de là. Un nouveau monde pouvait naître.

La peur de la prison, de la mort sont mauvaise conseillère. A travers le personnage de cet avocat, Jay Porter, qui voudrait bien être revenu de tout, avoir oublié son passé de militant, ses liens avec Stockely Carmichael et qui n’y arrive pas. Il ne peut non plus oublier son amour trahi… Pour le dire autrement, il n’arrive pas à s’accepter. Il navigue entre présent et passé, ces deux personnalités s’opposant tout en se complétant. Une grève de dockers lui permettra de mesurer le degré de son changement. Une description qu’il faudrait faire lire de l’opposition entre les Noirs et les Caucasiens, divisant profondément la classe laborieuse. Une grande partie de l’histoire des États-Unis est ici ramassée.

Ce voyage, cette prise de conscience de lui-même, la nécessité de surmonter la peur, l’angoisse pour se construire est l’essentiel de ce roman qui part d’une aventure – elle le raconte dans sa post face aussi intéressante que le roman lui-même – vécue par son père. Elle permet de comprendre la situation vécue pendant la grande période des « Blacks Panthers », le déclin de ces groupes trop coupées des populations qu’ils étaient censés défendre et développant une paranoïa de mauvais aloi mais justifiée vis-à-vis des manœuvres du FBI bien décidé à les liquider physiquement. Edgar J. Hoover a infiltré toutes ces structures pour les éradiquer. Elle le note, sans trop appuyer, pour expliquer le comportement de cet homme confronté à une situation exceptionnelle. Avocat, noir comme se situer dans une ville dominée par le magnat du pétrole. Un univers impitoyable.

Un univers tout autant impitoyable est la frontière entre le Mexique et les États-Unis, avec ses passages d’immigrant(e)s bien décidée(e)s à fuir la misère mais aussi les règlements de comptes en respirant le cauchemar de l’American way of life. La police des frontières à fort à faire toutes les nuits pour récupérer tous ces « dos mouillés » venant tout aussi bien du Mexique que d’autres pays latino-américain et même, pour certains de l’Asie. Sebastian Rotella, journaliste – il ne l’oublie pas suffisamment – décrit ce monde interlope, la corruption généralisée du Mexique, sous la coupe des narcotrafiquants, le combat d’une agent du FBI, d’origine cubaine et le « commando Diogène » qui a comme objectif de pourchasser cette corruption, dirigé par un ancien représentant du comité pour les droits de l’homme. Le fil conducteur, un flic de cette frontière devenu une « taupe » par amour Valentino Pescatore. « Triple Crossing2 » semble être le résultat d’une enquête de grande ampleur sur les trafics en tout genre pour cette triple traversée. Rien n’est vrai et tout est réaliste. La mort est omniprésente.

Tristesse et angoisse d’un monde conduit uniquement par la reconnaissance de son poids de dineros, de pesos, de dollars… Le polar atteint son but, susciter la révolte, la réaction. Comment accepter de vivre sans se battre ?

C’est aussi une saga. L’auteur réussit là un coup de maître. Le prochain aura du mal à rester sur ces hauteurs. Un grand roman.

Nicolas Béniès.

Livres sous revue

« Marée noire », Attica Locke, Folio policier, Thriller (mais c’est une fausse dénomination)

« Triple Crossing », Sebastian Rotella, 10/18

Histoire culturelle française.

Frémeaux et associés nous propose un voyage dans les temps. D’abord en compagnie de l’orchestre de Ray Ventura, en trois CD et trois périodes : « 1928-1934 » soit les prolégomènes, « 1935-1940 », la gloire, l’esprit des temps avec « Tout va très bien Madame la Marquise » un véritable hymne national et « 1946-1956 », une sorte de fin en feu d’artifice avec l’arrivée d’un guitariste plein de jazz, Sacha Distel, le neveu. Une plongée nécessaire, une reconnaissance d’une histoire aussi intéressante que l’histoire officielle. Denis Lallemand nous présente Ray Ventura et quelques-uns des collégiens – c’est le nom de l’orchestre souvenir de jeunesse à Janson De Sailly – ainsi que Paul Misraki, compositeur de génie qui a su saisir les sentiments de la période de ces années 1930. On ne peut comprendre ni le Front Populaire ni la chanson française de l’après guerre comme la force du jazz, son importance dans la culture française sans écouter cette musique à la fois joyeuse et triste comme celle de Trenet qui s’en inspirera.

Ensuite une «  anthologie du rock français 1960-1962 », pour nous plonger dans ces années qui a vu l’émergence des « teens », de ces ados construits autour de l’obligation scolaire en quête d’une reconnaissance sociale qui passera par cette musique qualifiée de sauvages. Mai 68 aurait sans doute été différent sans le rock – à ne pas confondre, les auteurs du livret et de la sélection, François Jouffa et Pierre Layani y insistent à juste raison avec les « yéyés » qui arriveront après -, sans ces jeunes gens et jeunes filles, sans ces groupes portant des noms de publicité comme « Les chaussettes noires » subventionné par Stemm. Johnny Hallyday, sur Vogue, un label dédié au jazz, marquera l’entrée dans cette nouvelle ère pour la France.

N.B.

« Ray Ventura et ses collégiens 1928-1956 », présenté par Denis Lallemand ; « François Jouffa présente une anthologie du rock français, 1960-1962 », Frémeaux et associés distribué par Socadisc.

1 Un prénom qui est déjà toute une histoire. La prison d’Attica fut célèbre en son temps pour l’assassinat de militants noirs des droits civiques dont George Jackson. Archie Shepp en avait fait le thème principal de son album Impulse enregistré fin janvier 1972, « Attica blues » où il mêlait toutes les musiques noires, du gospel au free jazz en passant par la soul music et Cal Massey, un trompettiste, chef d’orchestre, compositeur trop oublié de nos jours. Ses parents lui ont donné ce prénom en référence à ces évènements. Une manière d’être marquée par les luttes pour la reconnaissance et le respect.

2 To cross, tromper, mais aussi traverser ; crossing croisement sans oublier, cross la croix. Il était difficile de rendre en français tous ces sens…