CONTRIBUTION AUX RENCONTRES « Actualités de Marx et nouvelles pensées critiques : Horizons de civilisation », à Bordeaux, du 4 au 7 décembre 2013

 Dans quel monde voulons-nous vivre ?

Le basculement du monde1

La crise systémique qui s’est ouverte en août 2007 exige la naissance d’un nouvel ordre productif (ou régime d’accumulation).

La forme du capitalisme née dans les années 1980-90 est morte même si elle continue d’exister faute de perspective de transformation. Ce régime d’accumulation à dominante financière – pour signifier le poids nouveau pris par la finance et l’hégémonie de ses critères – était une réponse à l’entrée dans une nouvelle période du capitalisme en 1974-75. Le régime d’accumulation des « 30 glorieuses » était à l’agonie. Il fallait que le capitalisme se régénère en inventant de nouvelles modalités de création de richesses. Pour justifier cette nouvelle donne, un néo-libéralisme s’est imposé comme la seule idéologie possible. Néo-libéralisme parce qu’il se contentait de reprendre trois dogmes d’un côté et de l’autre de leur donner un aspect scientifique par le biais des modèles économétriques. Ce coup d’État des mathématiques sur la pensée économique a permis de faire triompher la représentation de la réalité sur la réalité.2 Une des explications de l’incompréhension des experts autoproclamés de la profondeur de la crise et leurs déclarations sur « la fin de la crise » juste avant la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008.

La crise du néo libéralisme se conjugue à plusieurs niveaux. La crise financière d’août 2007 a succédé une crise économique – la récession en 2008-2009 a été plus importante que celles des années 1930 – qui charriaient une crise sociale faite de déstructurations des solidarités collectives et de valeurs collectives via cette individuation véhiculée par l’idéologie libérale et d’une crise politique fondamentale, une crise de domination dans un contexte où la stratégie semble avoir disparu pour ne laisser subsister que les scories du jeu politique. Cette dernière dimension de la crise est alimentée par la corruption généralisée que génère un régime d’accumulation qui fait passer l’apparence pour la réalité via une culture globale du résultat à court terme comme seule critère de la réussite. Cette crise entre en résonance avec la crise écologique qui marque notre monde au fer rouge. Il faut parler d’une crise de civilisation.

Aucun gouvernement, aucun parti politique ne semble vouloir s’interroger sur cette dimension de la crise. La réponse à mettre en œuvre n’est ni financière, ni économique, ni sociale ni même écologique elle est politique, dans le sens de construction d’une société. Quel monde voulons-nous construire ?

 

Un monde mort vivant.

Le monde d’hier est en train de sombrer corps et biens. C’est visible autant au niveau interne de chacune des économies qu’au niveau mondial. La forme actuelle du capitalisme est incapable de renouer avec la croissance, une des manières de se légitimer aux yeux des populations, d’apparaître comme un système efficace. Le « fétichisme de la marchandise » exerce aussi ses effets à ce niveau. La croissance cache la réalité du fonctionnement de ce mode de production. Il dissimule la réalité de l’exploitation des salarié(e)s. C’est la raison de l’insistance de la croissance et de la croissance des seules marchandises au détriment des services publics pouvant aussi se traduire par une croissance éthique3.

Les économies capitalistes développées connaissent une tendance à la surproduction lié à une déflation qui pour ne pas être visible est néanmoins persistante. La création monétaire des banques centrales comme de l’ensemble du système financier n’a jamais été aussi forte. Il fallait créer de la monnaie pour éviter la faillite des banques après la première crise financière, plus encore après la faillite de Lehman Brothers et encore plus lors de la crise de l’euro. Malgré cette création monétaire, le taux d’inflation dans ces économies est resté faible indiquant la puissance du processus déflationniste.

Dans le même temps et malgré des politiques d’inspiration libérale visant à toujours plus augmenter le profit des entreprises, l’investissement productif reste stagnant dans le meilleur des cas quand il ne régresse pas.

Ce régime d’accumulation à dominante financière fait la démonstration jour après jour qu’il est mort, que la finance, avec ses critères de court terme, est en train de tuer toute possibilité de création de richesses et, au-delà, toute restructuration permettant une réindustrialisation nécessaire. Des voix s’élèvent au sein même du patronat pour mettre en cause l’hégémonie des critères de la finance, pour défendre un capitalisme industriel qui reste à définir. Le capitalisme financier conserve tous les leviers de commande, le combat commence au sein de la classe des capitalistes pour l’hégémonie future d’un groupe contre un autre. Cette lutte interne devrait ouvrir le champ des possibles pour un avenir débarrassé du capitalisme. Il y faudrait une volonté politique…

 

Le monde bascule.

Le monde lui-même se transforme. Les vieilles économies, à commencer par les Etats-Unis, sont dans l’œil du cyclone. C’est elles qui subissent la crise systémique. Elles ont bénéficié du monde ancien et voudraient conserver leurs privilèges. Elles freinent, en lien avec les capitalistes financiers, les évolutions nécessaires. Elles empêchent le monde nouveau d’apparaître. Les soubresauts, de ce fait, ressemblent à des tremblements de terre, à des tsunamis. La faiblesse actuelle des Etats-Unis dans leur incapacité à faire respecter leur ordre est symptomatique de ces transformations. L’économie américaine reste la première du monde mais elle ne peut ni servir de locomotive aux autres économies ni s’imposer sur le marché mondial. La concurrence s’exacerbe. Les éclatements nationaux en découlent. Chaque État-nation veut défendre ses propres capitalistes contre les autres, faute d’une vision commune alors que la crise exige des réponses de plus en plus coordonnées.

La « mondialisation » comme idéologie soit le libre échange généralisé comme un facteur du développement et de la croissance pour tous les pays, a vécu. La crise de l’OMC – Organisation Mondiale du Commerce créée en 1995 – en témoigne.

Certaines économies dites émergentes – la Chine surtout – sont en train de prendre une place nouvelle dans la Division Internationale du Travail – qu’il faudrait plutôt appeler du Capital – au détriment de ces vieilles économies. Rien n’est joué. Les processus mettent en œuvre des forces contradictoires. Les exemples de l’Argentine, du Brésil doivent faire réfléchir. Sortir du sous-développement supposent là encore une stratégie politique.

Cette place nouvelle détermine une réaction commune des vieilles économies – les Etats-Unis et l’Union Européenne – contre ces émergents qui viennent mettre en cause leur pouvoir. Ainsi s’expliquent les négociations actuelles entre l’Union Européenne et les Etats-Unis sur un accord de libre échange renouant avec les présupposés de l’OMC mais dirigés explicitement contre les économies émergentes et contre la Chine en particulier. Derrière cet accord, c’est aussi la poursuite de la privatisation des services publics, la remise en cause de l’exception culturelle et la victoire de la marchandise. C’est un accord ringard qui ne tient pas compte de la nouvelle donne mais se donne pour objectif, une fois encore, d’élargir la sphère de la marchandise, de l’accumulation du capital au détriment des intérêts communs de la majorité des populations. Ses effets, en termes d’éclatement, de montée des « communautarismes » seront visibles.

 

Ce monde vit – et personne n’y insiste – une crise de représentation du monde.4 L’idéologie néo libérale ne sert plus à légitimer les politiques économiques ni même la forme du capitalisme. Plus aucune institution ne se réfère à la liberté des marchés, à leur autorégulation. Les textes économiques de la Commission Européenne, chantre s’il en fut de cette idéologie, ne se terminent par la nécessité de la libre concurrence pour que « les mécanismes du marché en eux-mêmes et par eux-même réalisent l’équilibre général, l’allocation optimum des ressources ». Ce temps là a vécu.

Cette crise idéologique profonde ne se traduit par une nouvelle représentation du monde. Tous les gouvernements – ceux de l’UE en particulier – restent englués dans cette idéologie qui appartient au passé du capitalisme. Les politiques économiques qui répondent toujours aux impératifs de cette idéologie – privatisation, équilibre des finances publiques – perdent de leur pertinence. Elles ne sont plus justifiées théoriquement ! C’est une des raisons de l’apparition sur la scène des « justifications » du thème de l’endettement et de la faillite des Etats. L’endettement public n’est jamais un problème. Plus encore aujourd’hui qu’hier. Si les Etats ne s’endettaient pas, où les capitalistes financiers iraient spéculer ? Ils ont besoin de la dette des Etats. Cette dette publique est devenue un condensé d’idéologie qui a besoin d’être matraquée. Elle ne s’impose pas comme une évidence.

Le capitalisme n’a pas, pour le moment, d’idéologie de remplacement. Ce vide devrait bénéficier au mouvement anti capitaliste pour permettre de présenter un projet global de fonctionnement d’une autre société, pour répondre à toutes les dimensions de la crise systémique de cette forme de capitalisme qui s’est imposée dans les années 1980 créant une société profondément inégalitaire, dans laquelle la pauvreté progresse pointe visible d’un iceberg de déchirement du tissu social.

 

Il serait temps de s’interroger sur les contours de ce projet de société. Il pourrait s’articuler autour des réponse aux crises. La crise financière suppose de nationaliser les banques pour les faire fonctionner différemment ; la crise économique, une stratégie de réindustrialisation à l’échelle, au moins, de tout le continent européen pour renouer avec des formes de solidarité internationale des salariés, pour éviter le dumping social ; la crise sociale – comme la crise économique – de faire renaître les services publics pour créer les conditions de la lutte contre l’individuation qui conduit au suicide, au stress, pour permettre à l’individu de réaliser son émancipation par le biais du combat collectif ; la crise écologique en faisant la démonstration que les mesures nécessaires permettent aussi de combattre la pauvreté, la misère tout en créant les conditions pour changer le monde ; la crise politique en redonnant à la gauche ce qui lui manque le plus, un projet de société, une stratégie de sortie du capitalisme et, ainsi à la crise de civilisation en proposant démocratiquement – la démocratie est un impératif – une nouvelle civilisation, un monde féministe parce que les droits des femmes permettent de tracer les contours d’une autre société plus solidaire où la réduction du temps de travail permet aux citoyen(ne)s de faire de la politique…

 

Il s’avère que le monde connaît une double crise de représentation du monde. Celle du capitalisme mais aussi celle du mouvement ouvrier. Le socialisme est un concept blessé, noyé par ce faux concept de « totalitarisme » qui permet d’éviter tout bilan du 20e siècle. Il faut donc renouer les fils de la mémoire et de la réalité de la crise systémique pour refonder un projet de société. Le paragraphe en donne quelques éléments pour nourrir une vision d’un autre monde.

Ce travail est une nécessité vitale.

 

Le basculement du monde est en cours. Il peut ouvrir la voie à la barbarie – la guerre n’est qu’une des formes de cette barbarie – si les forces de transformation sociale ne sont pas capables d’imposer un autre monde, une société qui pourrait s’appeler « socialistes » en renouant avec les origines et en tirant un bilan réel de l’histoire des pays de l’Europe de l’Est.

CONTRIBUTION DE NICOLAS BENIES, auteur notamment de « Marx, le capitalisme et les crises » (éditions La Ville Brûle, Paris, 2010, AUX RENCONTRES « Actualités de Marx et nouvelles pensées critiques : Horizons de civilisation », à Bordeaux, du 4 au 7 décembre 2013

 

1 Titre de mon prochain ouvrage à paraître aux éditions Autrement.

2 Voir « Petit manuel de la crise financière et des autres », Nicolas Béniès, Syllepse, Paris, 2009.

3 On oublie trop souvent que le PIB calculé par l’INSEE est la somme du PIB marchand et du PIB non marchand estimé par les dépenses de personnel, la masse salariale. Autrement dit, le gouvernement pourrait augmenter la croissance en créant des emplois dans les services publics et en haussant les salaires…

4 Voir mon article dans « Contre Temps » (Syllepse), n°19, 3e trimestre 2013, « Le néo libéralisme en crise. Une vision du monde dépassée, en règlement judiciaire »

Article corrigé le 7 décembre 2013, après le colloque.

CONTRIBUTION DE NICOLAS BENIES, auteur notamment de « Marx, le capitalisme et les crises » (éditions La Ville Brûle, Paris, 2010, AUX RENCONTRES « Actualités de Marx et nouvelles pensées critiques : Horizons de civilisation », à Bordeaux, du 4 au 7 décembre 2013

Dans quel monde voulons-nous vivre ?

Le basculement du monde1

La crise systémique qui s’est ouverte en août 2007 exige la naissance d’un nouvel ordre productif (ou régime d’accumulation).

La forme du capitalisme née dans les années 1980-90 est morte même si elle continue d’exister faute de perspective de transformation. Ce régime d’accumulation à dominante financière – pour signifier le poids nouveau pris par la finance et l’hégémonie de ses critères – était une réponse à l’entrée dans une nouvelle période du capitalisme en 1974-75. Le régime d’accumulation des « 30 glorieuses » était à l’agonie. Il fallait que le capitalisme se régénère en inventant de nouvelles modalités de création de richesses. Pour justifier cette nouvelle donne, un néo-libéralisme s’est imposé comme la seule idéologie possible. Néo-libéralisme parce qu’il se contentait de reprendre trois dogmes d’un côté et de l’autre de leur donner un aspect scientifique par le biais des modèles économétriques. Ce coup d’Etat des mathématiques sur la pensée économique a permis de faire triompher la représentation de la réalité sur la réalité.2 Une des explications de l’incompréhension des experts autoproclamés de la profondeur de la crise et leurs déclarations sur « la fin de la crise » juste avant la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008.

La crise du néo libéralisme se conjugue à plusieurs niveaux. La crise financière d’août 2007 a succédé une crise économique – la récession en 2008-2009 a été plus importante que celles des années 1930 – qui charriaient une crise sociale faite de déstructurations des solidarités collectives et de valeurs collectives via cette individuation véhiculée par l’idéologie libérale et d’une crise politique fondamentale, une crise de domination dans un contexte où la stratégie semble avoir disparu pour ne laisser subsister que les scories du jeu politique. Cette dernière dimension de la crise est alimentée par la corruption généralisée que génère un régime d’accumulation qui fait passer l’apparence pour la réalité via une culture globale du résultat à court terme comme seule critère de la réussite. Cette crise entre en résonance avec la crise écologique qui marque notre monde au fer rouge. Il faut parler d’une crise de civilisation.

Aucun gouvernement, aucun parti politique ne semble vouloir s’interroger sur cette dimension de la crise. La réponse à mettre en œuvre n’est ni financière, ni économique, ni sociale ni même écologique elle est politique, dans le sens de construction d’une société. Quel monde voulons-nous construire ?

 

Un monde mort vivant.

Le monde d’hier est en train de sombrer corps et biens. C’est visible autant au niveau interne de chacune des économies qu’au niveau mondial. La forme actuelle du capitalisme est incapable de renouer avec la croissance, une des manières de se légitimer aux yeux des populations, d’apparaître comme un système efficace. Le « fétichisme de la marchandise » exerce aussi ses effets à ce niveau. La croissance cache la réalité du fonctionnement de ce mode de production. Il dissimule la réalité de l’exploitation des salarié(e)s. C’est la raison de l’insistance de la croissance et de la croissance des seules marchandises au détriment des services publics pouvant aussi se traduire par une croissance éthique3.

Les économies capitalistes développées connaissent une tendance à la surproduction lié à une déflation qui pour ne pas être visible est néanmoins persistante. La création monétaire des banques centrales comme de l’ensemble du système financier n’a jamais été aussi forte. Il fallait créer de la monnaie pour éviter la faillite des banques après la première crise financière, plus encore après la faillite de Lehman Brothers et encore plus lors de la crise de l’euro. Malgré cette création monétaire, le taux d’inflation dans ces économies est resté faible indiquant la puissance du processus déflationniste.

Dans le même temps et malgré des politiques d’inspiration libérale visant à toujours plus augmenter le profit des entreprises, l’investissement productif reste stagnant dans le meilleur des cas quand il ne régresse pas.

Ce régime d’accumulation à dominante financière fait la démonstration jour après jour qu’il est mort, que la finance, avec ses critères de court terme, est en train de tuer toute possibilité de création de richesses et, au-delà, toute restructuration permettant une réindustrialisation nécessaire. Des voix s’élèvent au sein même du patronat pour mettre en cause l’hégémonie des critères de la finance, pour défendre un capitalisme industriel qui reste à définir. Le capitalisme financier conserve tous les leviers de commande, le combat commence au sein de la classe des capitalistes pour l’hégémonie future d’un groupe contre un autre. Cette lutte interne devrait ouvrir le champ des possibles pour un avenir débarrassé du capitalisme. Il y faudrait une volonté politique…

 

Le monde bascule.

Le monde lui-même se transforme. Les vieilles économies, à commencer par les États-Unis, sont dans l’œil du cyclone. C’est elles qui subissent la crise systémique. Elles ont bénéficié du monde ancien et voudraient conserver leurs privilèges. Elles freinent, en lien avec les capitalistes financiers, les évolutions nécessaires. Elles empêchent le monde nouveau d’apparaître. Les soubresauts, de ce fait, ressemblent à des tremblements de terre, à des tsunamis. La faiblesse actuelle des Etats-Unis dans leur incapacité à faire respecter leur ordre est symptomatique de ces transformations. L’économie américaine reste la première du monde mais elle ne peut ni servir de locomotive aux autres économies ni s’imposer sur le marché mondial. La concurrence s’exacerbe. Les éclatements nationaux en découlent. Chaque Etat-Nation veut défendre ses propres capitalistes contre les autres, faute d’une vision commune alors que la crise exige des réponses de plus en plus coordonnées.

La « mondialisation » comme idéologie soit le libre échange généralisé comme un facteur du développement et de la croissance pour tous les pays, a vécu. La crise de l’OMC – Organisation Mondiale du Commerce créée en 1995 – en témoigne.

Certaines économies dites émergentes – la Chine surtout – sont en train de prendre une place nouvelle dans la Division Internationale du Travail – qu’il faudrait plutôt appeler du Capital – au détriment de ces vieilles économies. Rien n’est joué. Les processus mettent en œuvre des forces contradictoires. Les exemples de l’Argentine, du Brésil doivent faire réfléchir. Sortir du sous-développement supposent là encore une stratégie politique.

Cette place nouvelle détermine une réaction commune des vieilles économies – les États-Unis et l’Union Européenne – contre ces émergents qui viennent mettre en cause leur pouvoir. Ainsi s’expliquent les négociations actuelles entre l’Union Européenne et les États-Unis sur un accord de libre échange renouant avec les présupposés de l’OMC mais dirigés explicitement contre les économies émergentes et contre la Chine en particulier. Derrière cet accord, c’est aussi la poursuite de la privatisation des services publics, la remise en cause de l’exception culturelle et la victoire de la marchandise. C’est un accord ringard qui ne tient pas compte de la nouvelle donne mais se donne pour objectif, une fois encore, d’élargir la sphère de la marchandise, de l’accumulation du capital au détriment des intérêts communs de la majorité des populations. Ses effets, en termes d’éclatement, de montée des « communautarismes » seront visibles.

 

Ce monde vit – et personne n’y insiste – une crise de représentation du monde.4 L’idéologie néo libérale ne sert plus à légitimer les politiques économiques ni même la forme du capitalisme. Plus aucune institution ne se réfère à la liberté des marchés, à leur autorégulation. Les textes économiques de la Commission Européenne, chantre s’il en fut de cette idéologie, ne se terminent par la nécessité de la libre concurrence pour que « les mécanismes du marché en eux-mêmes et par eux-même réalisent l’équilibre général, l’allocation optimum des ressources ». Ce temps là a vécu.

Cette crise idéologique profonde ne se traduit par une nouvelle représentation du monde. Tous les gouvernements – ceux de l’UE en particulier – restent englués dans cette idéologie qui appartient au passé du capitalisme. Les politiques économiques qui répondent toujours aux impératifs de cette idéologie – privatisation, équilibre des finances publiques – perdent de leur pertinence. Elles ne sont plus justifiées théoriquement ! C’est une des raisons de l’apparition sur la scène des « justifications » du thème de l’endettement et de la faillite des États. L’endettement public n’est jamais un problème. Plus encore aujourd’hui qu’hier. Si les États ne s’endettaient pas, où les capitalistes financiers iraient spéculer ? Ils ont besoin de la dette des États. Cette dette publique est devenue un condensé d’idéologie qui a besoin d’être matraquée. Elle ne s’impose pas comme une évidence. Le « fardeau de la dette publique » – suivant la vulgate en cours – comme le soi-disant « poids » des prélèvements obligatoires représentent une attaque en règle contre la forme sociale de l’Etat, ce fameux « welfare state », l’État providence. La volonté de tous les capitalistes est nette, construire une nouvelle forme d’État, une forme répressive pour permettre la baisse – toujours plus – du coût du travail, du coût des salariés.

Le capitalisme n’a pas, pour le moment, d’idéologie de remplacement. Ce vide devrait bénéficier au mouvement anticapitaliste pour permettre de présenter un projet global de fonctionnement d’une autre société, pour répondre à toutes les dimensions de la crise systémique de cette forme de capitalisme qui s’est imposée dans les années 1980 créant une société profondément inégalitaire, dans laquelle la pauvreté progresse pointe visible d’un iceberg de déchirement du tissu social.

 

Il serait temps de s’interroger sur les contours de ce projet de société. Il pourrait s’articuler autour des réponse aux crises. La crise financière suppose de nationaliser les banques pour les faire fonctionner différemment ; la crise économique, une stratégie de réindustrialisation à l’échelle, au moins, de tout le continent européen pour renouer avec des formes de solidarité internationale des salariés, pour éviter le dumping social ; la crise sociale – comme la crise économique – de faire renaître les services publics pour créer les conditions de la lutte contre l’individuation qui conduit au suicide, au stress, pour permettre à l’individu de réaliser son émancipation par le biais du combat collectif ; la crise écologique en faisant la démonstration que les mesures nécessaires permettent aussi de combattre la pauvreté, la misère tout en créant les conditions pour changer le monde, pour constituer un nouveau modèle de développement en mettant l’éthique aux postes de commande ; la crise politique en redonnant à la gauche ce qui lui manque le plus, un projet de société, une stratégie de sortie du capitalisme et, ainsi à la crise de civilisation en proposant démocratiquement – la démocratie est un impératif – une nouvelle civilisation, un monde féministe parce que les droits des femmes permettent de tracer les contours d’une autre société plus solidaire où la réduction du temps de travail permet aux citoyen(ne)s de faire de la politique…

 

Il s’avère que le monde connaît une double crise de représentation. Celle du capitalisme mais aussi celle du mouvement ouvrier. Le socialisme est un concept blessé, noyé par ce faux concept de « totalitarisme » qui permet d’éviter tout bilan du 20e siècle. Il faut donc renouer les fils de la mémoire et de la réalité de la crise systémique pour refonder un projet de société. Le paragraphe précédent en donne quelques éléments pour nourrir une vision d’un autre monde.

La réflexion a commencé. La planification fait un retour en force. De manière assez logique, la crise de l’idéologie libérale provoque la recherche de nouvelles constructions de l’avenir. Le libéralisme avait une boussole : le prix de marché. S’il augmentait, il fallait investir, s’il diminuait, il fallait désinvestir. Faute de cette boussole, le no future préside. Dans ce trou béant, la planification refait surface comme le seul moyen de construire un avenir, un futur. Toutes ces pistes se doivent d’être explorées, d’être débattues.

Ce travail est une nécessité vitale.

 

Le basculement du monde est en cours. Il peut ouvrir la voie à la barbarie – la guerre n’est qu’une des formes de cette barbarie – si les forces de transformation sociale ne sont pas capables d’imposer un autre monde, une société qui pourrait s’appeler « socialiste » en renouant avec les origines et en tirant un bilan réel de l’histoire des pays de l’Europe de l’Est.

 

 

1 Titre de mon prochain ouvrage à paraître aux éditions Autrement.

2 Voir « Petit manuel de la crise financière et des autres », Nicolas Béniès, Syllepse, Paris, 2009.

3 On oublie trop souvent que le PIB calculé par l’INSEE est la somme du PIB marchand et du PIB non marchand estimé par les dépenses de personnel, la masse salariale. Autrement dit, le gouvernement pourrait augmenter la croissance en créant des emplois dans les services publics et en haussant les salaires…

4 Voir mon article dans « Contre Temps » (Syllepse), n°19, 3e trimestre 2013, « Le néo libéralisme en crise. Une vision du monde dépassée, en règlement judiciaire »