Marjolaine Reymond en Aphrodite ?

Poésie et musique ? Quel ménage !

Marjolaine Reymond n’est pas une inconnue, mais reste trop souvent ignorée. Elle se veut à la fois chanteuse, vocaliste serait peut-être plus juste, compositeure et créateure d’univers. Elle se refuse à considérer des frontières entre musique contemporaine – elle a chanté Berio, Stockhausen, Kagel, Cage eux-mêmes influencés par le jazz -, jazz et la simple musique des mots, la plus difficile à atteindre. André Breton rêvait d’une fusion entre poésie et musique pour atteindre d’autres cieux, les plus inaccessibles.

L’influence de Frank Zappa, dans cette volonté non pas d’abolir les frontières mais d’intégrer les frontières en une sorte de collage permettant de sortir de la nase grise dans laquelle les musiques – l’art en général – se sont emmêlées depuis la fin des années 1980, est sensible. Zappa, paradoxalement, est plus présent que jamais. Il manque peut-être aux musicien(ne)s qui s’en réclame le grain de folie qu’il revendiquait. Mais notre époque réserve la folie au mode dit réel en passe d’imploser et d’exploser. Qui s’en soucie ?

Aucune révolution esthétique n’est venue soulever ce monde fou à lier pour faire exploser son carcan post moderne. Faudrait-il s’habituer à cette absence ? Notre époque deviendrait-elle celle que Theodor Adorno appelait de ses vœux, celle de la musique informelle, une musique qui s’offre au monde sans rien se refuser. Intégrerait-elle le jazz, les branches de la musique contemporaine, les technologies nouvelles – qui commencent à être anciennes à force d’être qualifiées de « nouvelles » – et sans doute d’autres formes pour les concasser pour donner naissance à un style d’époque ? Des tentatives existent et celle de Marjolaine Raymond en fait partie. Elle se sert de toutes ses expériences pour rendre compte de l’angoisse qui nous saisit face à des sociétés qui semblent devenues incontrôlables où règnent l’éclatement, les pulsions de mort plutôt que celles de la vie, de l’amour. Notre société marchandise le corps – celui de la femme surtout mais pas seulement -, valorise l’apparence et voudrait dans le même temps revenir à une morale puritaine devenue un oxymore face à cette réalité. Il n’empêche, les interdits se multiplient dans le retour des dogmes religieux.

C’est là que se situe la modernité de Emily Dickinson (1830-1886), poétesse américaine contemporaine de Walt Whitman et de son poème épique « Feuilles d’herbe », fondateur dans le même temps de cette langue spécifique qui est celle des États-Unis d’Amérique, contemporaine aussi de cette Guerre de Sécession qui marquera durablement la mémoire de cette société. Elle naît à la poésie au début de cette guerre, en 1860. Faut-il y voir une réaction mélancolique à la réalité terrifiante qui l’entoure ? Sa réflexion la conduira vers les mots, « Au premier temps était le Verbe », pour se construire un univers. La dépression l’entourera. Comme pour Whitman il s’agit de concurrencer la Bible, référence incontournable de cette société en construction. Sans faux-fuyants en mettant en cause directement ou indirectement tous les dogmes. Son écriture sera faite de courts poèmes maniant aussi l’oxymore que des images nouvelles provenant de l’intégration du quotidien dans ses poèmes. Elle sera, après sa mort et la publication d’un premier recueil de poèmes reconnue comme un – ah ! ce masculin – génie. Puis oubliée et redécouverte.

Un dialogue avec Dieu, avec la mort – qu’elle voit masculine – mais aussi un curieux hymne à la vie, à la découverte, à l’extase de l’improvisation via des courts poèmes qui respirent, qui découpent des réalités mystérieuses, celles qui ne se voient pas mais qui existent. Un combat aussi contre le puritanisme, contre les faux-semblants. Elle inspirera Michaux en particulier.1

Être ou ne pas Être ? Cette interrogation taraude ce monde qui donne l’impression de s’évaporer dans le passé. Comment être ? Comment sortir du néant ? Comment combattre cette mort qui marque la fin de toute chose ? Peut-être faut-il mourir pour renaître ? Que sans mort, il n’y aura pas de naissance ?

Faut-il rajouter Être ou ne pas Être Aphrodite ? C’est ce titre interrogatif, « To be an Aphrodite or not to be », qu’a choisi Marjolaine Reymond aux résonances de contes pour enfants – faux conte à l’instar de « Alice au pays des merveilles » – pour une tentative d’unir toutes ses amours. Elle organise ce voyage autour d’un triptyque – le chiffre 3 est magique -, « A Lover », « A Dance », « A Child », un itinéraire vers l’enfance, vers la naïveté retrouvée un peu à l’instar de Proust et son passage du « Temps perdu » au « Temps retrouvé ».

La déesse de l’Amour des Grecs anciens sert ici de fil conducteur à une série de poèmes d’Emily Dickinson représentée dans cet album par la récitante Linda Thiry, « jouer » serait le terme exact, le jeu est aussi une composante de l’univers de la poétesse.. Les deux voix, celle de la récitante et celle chantée s’emmêle et se démêle pour nous faire entrer dans un univers étrange qui garde la spécificité de la poétesse tout en apportant la touche personnelle de la compositeure-vocaliste. David Patrois, vibraphoniste, Xuan Lindenmeyer, bassiste, Yann Joussein, batteur se coulent dans cet univers, le faisant leur. Des invités viennent apporter une coloration spécifique à certains thèmes, Christophe Monniot aux saxophones, Alain Vankehove à la trompette (un peu trop proche de Miles Davis), Juliette Stoltzemberg aux flûtes et Julien Pontvianne au saxophone ténor..

Une musique difficile avouons-le d’emblée. Parce qu’elle ne tient d’aucun style, d’aucun courant musical déterminé. La musique contemporaine sert, plus que le jazz, de fil conducteur mais la pulsation reste souvent présente. Pas suffisamment à mon goût pour permettre des envolées de rythmes. La prégnance des musiciens de la scène britanniques – Kenny Wheeler, Norma Winstone – se ressent. Il arrive que l’on se perde dans ces méandres successifs, de superpositions de lignes brisées qui ne se rejoignent pas forcément. Des compositions à l’apparence linéaire pour perdre l’auditeur dans un labyrinthe de mots et de musiques.

Mais – et il est essentiel – cette tentative est un moyen de s’ouvrir les oreilles, de pénétrer dans un univers qui se veut original. Faire appel à la poétesse des mots, à celle qui concevait ses poèmes comme autant de partitions musicales est une médiation intelligente. Il faut passer outre à la première impression, celle qui saisira tout amateur de jazz habitué à une certaine organisation du rythme, de la mélodie et des accords, pour entrer dans une musique qui fait la part belle aux mots même si elle est dépourvue de ces pics de transe spécifiques de l’art coltranien.

A écouter sans modération pour y trouver son plaisir. Signalons que, faute d’avoir trouvé un producteur, Marjolaine Reymond a créé son propre label, « Kapitaine Phoenix » pour publier ses trois albums, « Eternal Sequence », « Chronos in USA » et ce « To be an Aphrodite… »

Nicolas Béniès.

NB : Marjolaine Reymond sera en concert le 26 novembre 2013 à 21 h au SUNSET, 60 rue des Lombards, Paris 1er pour présenter cette musique

« To be an Aphrodite or not to be », Marjolaine Reymond, Kapitaine Phoenix, distribué par Cristal Records/Rue Stendhal.

1 Voir « Car l’adieu, c’est la nuit », Choix, traduction et présentation de Claire Malroux, Poésie/Gallimard, édition bilingue, 2007