Trop ce n’est pas encore assez

C’est la rentrée…littéraire !

Rentrée scolaire et rentrée littéraire ont en commun des chiffres astronomiques. Le nombre d’élèves d’un côté, le nombre de livres de l’autre. 555 romans, auxquels il faut ajouter les essais, bizarrement comptabilisés à part, la BD, les livres jeunesse et même les poches. Dans ce dernier domaine, il faut faire une place particulière à 10/18 qui fête ses 30 ans pour faire découvrir de nouveaux auteurs de polars et de romans noirs. Il est quasiment impossible de tout lire et moins encore de pouvoir en rendre compte.

Une des tendances actuelles est de nourrir la fiction de la réalité du monde, non pas sous la forme du reportage ou du documentaire plutôt avec les outils du roman. Pour s’éloigner du réel apparent en apportant une autre vision des affrontements à l’intérieur des sociétés. La guerre civile est devenue une donnée des basculements du monde avec cet impératif de la démocratie qui marque toutes les révolutions actuelles. Les familles sont divisées. Il arrive que le « moi » soit aussi multiple, éclaté. « Sinalcol » d’Elias Khoury a pour thème le déchirement, celui de l’exil comme celui de la ville de Beyrouth. Deux frères, l’un dermatologue à Montpellier, Karim Chammas, l’autre resté à Beyrouth, Nassim qui se retrouvent autour d’un projet de construction d’un hôpital, prétexte d’une description de la Ville clé du Moyen-Orient en proie aux conséquences des guerres qui se déroulent tout autour d’elle. Khoury fait toucher du doigt l’implosion et l’explosion de cette région au travers de la logique de ces deux frères tellement jumeaux qu’ils ne sont qu’un. Les espaces temps s’emmêlent pour faire comprendre les conflits, les évolutions idéologiques, les raisons pour lesquelles des anciens de la gauche laïques sont devenus des islamistes obtus. Les amours, les désirs, les corps ne sont pas oubliés. La grande tradition érotique des romans arabes se retrouve. Une autre manière de lutter contre le sectarisme.

La littérature chinoise est à la mode. Elle permet, plus peut-être que bien des ouvrages de spécialistes, de se faire une idée des modes de vie de cette société pétrie d’Histoire et qui ne peut pas oublier la soi disant « révolution culturelle » du président Mao. Elle a traumatisé toutes les générations. Tous les romanciers y font allusion. Murong Xuecun ne fait pas exception à la règle. « Danse dans la poussière rouge » se veut un conte. Il était une fois donc un avocat prêt à tout pour s’enrichir par tous les moyens à commencer par la corruption. Le conte se trouve très prés de l’actualité la plus brûlante. Le procès Bo Xilai vient juste de se terminer. Cet ancien dirigeant du PCC, promis à un grand avenir, a été condamné à la prison à vie. La réalité a dépassé la fiction. Pourtant le conte décrit crûment à la fois la corruption de la justice, l’univers carcéral et le délitement de toutes les valeurs. Seul compte l’enrichissement. Avec une limite, celle, fluctuante, fixée par la direction du PCC. Une société gangrenée qui vit au rythme des scandales. Le héros, parfaite crapule – c’est ainsi qu’il se présente -, permet de comprendre le fonctionnement des individus. Ils veulent leur revanche sur la révolution culturelle, ils veulent être reconnus, sortir de leur condition, accéder aux responsabilités. Le régime ne pourra survivre sauf s’il se décide à se transformer. Le comment est important et ne suscite que peu de réponses.

Le roman policier historique fait partie intégrante du genre. Sylvain Pattieu a décidé de pousser le genre en reprenant des archives de police, des rapports, des photos pour faire ressentir l’atmosphère du début des années 1920 à Marseille. Les descriptions de la ville font la preuve de son amour pour la cité phocéenne, pas encore capitale de la culture en ces temps-là. Le procédé littéraire dans « Le bonheur pauvre rengaine » – beau titre empruntée à une chanson – est le même que dans son roman précédent, « Des impatientes », faire parler chaque personnage à la fois pour le présenter et multiplier les points de vue sur le même événement. Une jeune prostituée, Yvonne Schmitt – ancienne ouvrière « tombée » dans la prostitution – a été retrouvée morte le 25 septembre 1920. Cette affaire dite de « L’athlète et Nez-Pointu » a fait la une des journaux. A partir du dossier de justice, l’auteur décrit des trajectoires d’individus pris dans les filets des modalités de fonctionnement de ce capitalisme déjà en proie aux affres du changement de période, dans ce début du 20e siècle qui suit la Première Boucherie. Les degrés de liberté existent mais ils passent par la révolte collective. La fiction avouée est sans doute la seule possibilité de faire de l’Histoire.

« Le cœur par effraction » est aussi un titre qui pourrait qualifier notre époque. James Meek, né à Londres et grand reporter, a voulu mettre en scène une famille anglaise d’aujourd’hui dans l’environnement de la capitale britannique que, visiblement, il aime. Le premier personnage, Ritchie fait partie des stéréotypes. Ancien musicien de pop, il est producteur d’une émission de télé à succès. Il ne veut pas vieillir. Sa sœur, Bec, Rebecca est chercheuse scientifique. Leur père a été tué en Irlande. Une famille avec ses secrets d’amour, de mort, d’argent, des secrets qui, à l’heure de Facebook, Tweet ne restent pas secrets longtemps. Meek reprend les thèmes classiques des romans britanniques dans lesquels excelle Anne Perry, pour livrer une réflexion sur les frontières de la vie privée et vie publique comme sur l’épuisement des valeurs morales. Le sens de l’humour donne un supplément de rire à ces histoires tristes, post modernes à qui il manque le pouvoir d’imagination des grandes utopies de transformation sociale.

Il fallait un peu de noir pour agrémenter cette rentrée. « Pyromanie » fait partie de la catégorie des « polars journalistiques », mettant en scène un double de l’auteur, Bruce DeSilva, lui-même journaliste d’investigation. Liam Mulligan enquête sur une série d’incendies qui ravagent sa ville Providence dans le Rhode Island. Il connaît tout le monde. Policiers – nuls et corrompus comme il se doit -, truands, pompiers, politiciens. Il sait tout des magouilles, des parcours de tous ceux et toutes celles qui l’entourent. Une description clinique d’une ville corrompue jusque la moelle. Il découvre le pot aux roses après un amour déçu mais ne peut rien faire. La fin est délicieusement amorale tout en préservant une autre forme de moralité.

Le roman noir islandais gagne sa place dans cette catégorie grâce aux éditions Métailié. Le dernier en date, « Excursion » de Steinar Bragi, se sert des légendes de l’île pour sonder les corps et les esprits de deux jeunes couples qui retrouvent les peurs, les angoisses de l’enfance. Ils sont bloqués dans une sorte de no man’s land où le paysage – revanche de l’environnement face à ces citadins trop épris du confort marchandisé ? – devient agressif. La dose de fantastique n’est pas une nouveauté mais elle se trouve alimentée par un paysage propre à générer des fantômes, des lutins et autres personnages bizarres. La logique est quelquefois prise en défaut, quelques incohérences qui ne réduisent pas l’angoisse qui court dans ces pages, une angoisse partagée devant ce monde qui marche sur nos têtes. La violence gratuite suscite la peur. Le pourquoi est souvent absent. L’absurdité des situations fait écho à l’absurdité de nos sociétés qui ne savent plus comment fonctionner sans rejeter une partie des populations.

Ce monde désenchanté, une société d’individus consommateurs qui se battent pour avoir une place au faux soleil de la marchandise, la guerre de tous contre tous, une société qui ne partage plus d’idéal, qui ne sait plus pour quel futur elle agit est aussi le sujet de « Pur » d’Antoine Chainas, un habitué de la Série Noire. Une dose de science fiction pour corser l’affaire. L’action se situe dans un après demain lointain et pourtant proche. Trois personnages qui ne marchent pas droit, qui ne respectent pas les règles permettent de découvrir un univers de contrôle, d’auto surveillance où la délation est un sport de combat. Une jeune commissaire découvre l’existence d’une ligue nationaliste qui fait régner l’insécurité et se sert de cette insécurité pour développer un programme d’extrême droite. Elle cherche à imposer sa dictature. Existe-t-il un endroit, un espace où la liberté, l’égalité, la fraternité pourraient devenir réalité ? Question qui revient comme un leitmotiv à la fois dans ces romans et dans le monde appelé « réel »… Elle appelle une réponse qui tarde à venir laissant tous les sectarismes se développer…

Nicolas Béniès.

« Sinalcol », Elias Khoury, Actes Sud, 478 p. ; « Danse dans la poussière rouge », Murong Xuecun, traduit par Claude Payen, Bleu de Chine/Gallimard, 571 p. ; « Le bonheur pauvre rengaine », Sylvain Pattieu, La brune au Rouergue, 294 p. ; « Le cœur par effraction », James Meek, traduit par David Fauquemberg, Métailié, 525 p. ; « Pyromanie », Bruce DeSilva, traduit par Manuel Tricoteaux, actes noirs/Actes Sud, 366 p. ; « Excursion », Steinar Bragi traduit par Patrick Guelpa, Métailié/Noir, 262 p. ; « Pur », Antoine Chainas, série noire/Gallimard, 307 p.

Article publié dans l’US Mag de septembre 2013.