Le coin du polar. Voyages dans l’espace et dans le temps.

Dans la capitale du Japon au XI e siècle…

I.J. Parker, une spécialiste de l’Histoire du Japon, a conçu sa série autour d’un noble de petite extraction Sugawara Akitada. Il est devenu, après bien des péripéties et enquêtes, secrétaire du ministre de la Justice à Kyoto, la capitale de ce Japon. Tout au long de ce récit, l’épidémie de variole fait son chemin. Au fur et à mesure les nantis désertent la Capitale pour se réfugier dans leur maison de campagne.

Une aveugle est assassinée. Pourquoi ? L’intrigue fera découvrir la Ville, ses quartiers « défavorisés », les bandes mais aussi les secrets de ces grandes familles qui dirigent le pays et les bandes qui règnent sur une partie des territoires. Les Yakusas ne sont pas loin. Le lien, une histoire d’assassinat qui remonte dans le temps. « Le sabre du condamné » c’est aussi le voyage de ce sabre qui définit en même temps la personnalité de celui qui l’a commandé et l’art spécifique de celui qui l’a créé.

I.J. Parker sait nous mener par le bout du nez. On en redemande de ces histoires belles et lumineuses dans une ville dont la puanteur physique – les ordures, la pourriture – et morale est envahissante. C’est aussi une leçon d’Histoire de ce Japon féodal trop peu connu. Toute la série est à recommander.

Nicolas Béniès.

« Le sabre du condamné », I.J. Parker, traduit par Isabelle Chapman, 10/18

Dans la Fédération de Russie d’aujourd’hui et d’hier.

Anna Shevchenko est née en Ukraine en 1965. Interprète, elle a publié deux guides, un sur la Russie, l’autre sur l’Ukraine. Pour ce premier roman, « Héritage », elle a construit deux personnages que tout oppose et qui se trouvent attirés l’un par l’autre. Une avocate britannique, Kate au nom de famille ukrainien et un agent du NKVD, Taras, au passé chargé qui se découvre peu à peu, un passé qui personnifie celui de la mère Russie de puis les camps staliniens, assassin de son ami et amant de l’avocate. Le triangle d’or. Pour une intrigue qui tourne autour d’un trésor caché emporté par la famille ukrainienne de l’avocate qui (re)découvre ses racines par un travail de mémoire. Travail qui ne fait pas confiance aux souvenirs mais suppose des recherches, des archives pour confronter les images aux faits. Un polar qui s’essaie à différencier souvenirs et mémoire, témoignages et réalité objective.

Ces personnages évoluent dans le contexte du début des années 2000, de ce monde en train de se cristalliser après la chute du Mur de Berlin et la fin des croyances dans l’URSS. C’est aussi la mise en place de la transition vers le capitalisme, l’éclatement de l’URSS, ma montée des revendications nationalistes. Les services secrets ne se battent plus pour un idéal mais pour la défense d’intérêts particuliers.

On peut regretter l’utilisation d’un gimmick, intéressant pour les deux premiers chapitres dans ce qui peut réunir les personnages opposés autant dans l’espace que dans le temps – ils ne vivent pas dans le même monde – mais lassant à la fin. Répétition d’un environnement glacial que ce soit dans la chambre d’hôpital que dans les locaux des services secrets russes et autre part pour signifier un monde sans espoir. Mais trop c’est trop. Ce « copier-coller » laisse trop voir la corde du procédé. De même la quête du trésor n’est pas suffisamment importante pour constituer un fil d’Ariane solide.

Pourtant, le livre ne tombe pas des mains. On veut savoir. La description des deux mondes entraîne le lecteur dans ce présent étrange qui est aussi le nôtre. Où la mémoire a tendance à disparaître…

Nicolas Béniès.

« Héritage », Anna Shevchenko, traduit par Valérie Dariot, 10/18

Dans une famille américaine de nos jours

Derek Nikitas publie son premier roman, « Brasiers », après s’être fait connaître par la publication de nouvelles. Il est question d’une adaptation cinématographique de cette histoire de familles. Classique et marginale ces deux structures ne devaient pas se rencontrer. Il faudra un adultère, la volonté d’une femme de se débarrasser de son mari – professeur de littérature à l’Université venant de l’Europe du Nord, entouré de lutins et gnomes qu’il a transmis à sa fille de 16 ans – pour que cette explosion ait lieu. Aucune famille n’en sortira vivante, sauf pour constituer une autre famille. Une sorte de dialectique du vivant.

Lou, l’adolescente qui assiste au meurtre de son père et se sent coupable, est bien dessinée. Greta, la policière qui a raté l’éducation de sa fille à cause de son métier voudrait bien recommencer mais le voyage dans le temps ne peut pas s’arrêter, tend une oreille attentive aux angoisses et aux peurs de l’adolescente. Cette famille là, dans son fonctionnement comme dans sa destruction, on la voit, elle nous est familière. C’est du côté de la famille marginale que le bat blesse. Une bande de petits truands qui se partage une caravane, conduit par un chef plus âgé qui les exploite mais qu’ils respectent, une grossesse d’une fille, Tanya, qui ne comprend pas ce qui lui arrive, qui pense avoir trouvé le sauveur en Mason. Ce petit monde fonctionne sur le mode de l’échange en nature ou en argent pour se faire reconnaître des autres. Ils tuent aussi, comme test d’entrée dans la bande. Ils et elle sont par trop caricaturaux. C’est dommage.

Le voyage suit son cours et lecteur ne descend pas en route, malgré tout. Lou est très attachante et elle est tellement semblable à celle que nous connaissons que toutes les critiques tombent. Le film, s’il se fait, devrait tourner autour de ce personnage. Il vit.

Nicolas Béniès.

« Brasiers », Derek Nikitas, traduit par Claudine Richetin, 10/18.

Dans un ménage à géométrie variable

Les ménages à trois, quatre sont connus et font l’objet d’une énorme littérature. Les ménages à trois à dimensions multiples et à géométrie variable sont plus rares. Pascal Garnier – qui nous a quittés en 2010, à 61 ans – sait ce que la dynamique d’une décision veut dire. Fabien apprend la mort de sa femme, dans ce qui se présente comme un accident de voiture, en compagnie de son amant. Il déprime. Il décide de suivre la femme de l’amant de sa femme qui est en couple avec une autre femme. Le mariage pour tous n’est pas encore voté et on ne dit rien du type de cette liaison. Il les suit et le puzzle prend forme. Tout soudain s’organise. Et il est pris au piège… Il ne fallait pas occuper « La place du mort », titre de ce roman noir plutôt qu’un polar.

Pas de temps mort, par d’ornements, pas de fioritures, rien que ces couples qui se font et se défont.

Nicolas Béniès.

« La place du mort », Pascal Garnier, Points/Roman noir

Dans la Venise éternelle de Donna Leon

Donna Leon – née dans le New Jersey rappelons-le mais qui est devenu au fil des polars la chroniqueuse de Venise – et son personnage, le commissaire Brunetti, vieillissent avec nous. Les enfants grandissent, Venise se transforme tout en restant la même, la famille ne s’agrandit pas mais elle ne rétrécit pas non plus.

Brunetti est confronté à un trafic de déchets toxiques, un thème d’actualité, dont un des responsables est l’un des grands investisseurs de la Ville et de l’Italie et qui voudrait convaincre le père de Paola, l’épouse du commissaire, de participer à un fonds d’investissement en Chine, autre thème à la mode.

Brunetti fait la connaissance d’une femme qui fut belle, « La femme au masque de chair », qui a été abîmée par la chirurgie esthétique, capable de citer Cicéron et les grands philosophes latinistes dans une conversation à table. Séduit et interrogatif, le commissaire cherchera toutes les réponses.

Venise livrée à tous les trafics est la figure centrale de cette histoire. La femme défigurée pourrait bien représenter le destin de cette ville-phare, de cette ville que les mafias ont complètement…défigurée !

Comme d’habitude, Donna Leon nous entraîne sans aucune difficulté dans son monde. Il faut dire que nous l’habitons de puis longtemps. Les Brunetti font partie de la famille.

Nicolas Béniès.

« La femme au masque de chair », Donna Leon, Points/Policier.

Dans le fantastique humoristique.

S.G. Browne a voulu changer un peu la formule du polar ou du roman noir. Son détective privé, Nick Monday – le lundi est un mauvais jour, un blues de T.Bone Walker le dit expressément « Stormy Monday » – n’est pas comme les autres. Il vole et échange…de la chance. Il est payé pour ça. Il n’est pas pour autant un « Heureux veinard ». Les techniques sont connues. Il suffit de serrer la main. Il est possible de stocker la change de plus ou moins, bonne qualité, pour la revendre. Si on remplace « chance » par « drogue », l’intrigue pourrait marcher beaucoup mieux, on pourrait y croire. Là, « ça » ne fonctionne pas. Les situations pourraient être drôles, ce pourrait être une parodie du roman noir mais le rythme n’est pas le bon.

Je n’ai pas ri, j’ai suivi jusqu’au bout les aventures de ce Nick pour savoir jusqu’où l’auteur voulait m’entraîner mais rien. Juste le sentiment d’avoir laborieusement fait mon devoir. Peut-être une question de traduction. Un environnement linguistique qui peut fonctionner en américain… Une hypothèse gratuite… Que le traducteur me pardonnera.

Nicolas Béniès

« Heureux veinard », S. G. Browne, Série Noire/Gallimard.