Réflexions sur la chanson

Qu’est-ce qu’une chanson ?

Patrimoine, Mémoire, Souvenir, Histoire.

Frémeaux et associés nous offre l’occasion de revenir sur notre histoire culturelle via deux coffrets, l’un consacré à Gilbert Bécaud (1953-1959) l’autre à Serge Gainsbourg (1957-1960). A la fois la continuité et la rupture. La figure de Boris Vian n’est pas loin, lui qui se consacrera du milieu des années 50 à 1959 – année de sa mort – à la chanson et un peu à l’opéra. Boris sera l’un des défenseurs de Gainsbourg sur qui il écrira un article dans le Canard Enchaîné.

Le contexte.

La génération du « baby boom » possède un bien commun, les souvenirs de ces chanteurs qui envahissent la scène un peu avant la « vague yé-yé », celle du rock and roll à la française qu’illustreront à la fois Johnny Hallyday et Eddy Mitchell tout autant que Dick Rivers pour parler de ceux qui sont encore là. Souvenir, souvenir chantera le jeune Hallyday à l’aube de ses 16 ans, souvenir de ceux et celles qui l’avaient précédé. Le souvenir disait justement Blanchot suppose une part d’oubli. Pour Bécaud, c’est d’un double oubli dont il faut parler. Oubli de sa voix approximative – il a du mal à rester juste – qu’il fait passer avec une, énergie dont le disque ne peut pas rendre compte. Comme pour le jazz. Il faudrait le revoir sur scène pour comprendre pourquoi la presse l’avait appelé « Monsieur 100 000 volts ». Sa présence sur scène était une bénédiction. Il s’y sentait bien, le public aussi. Un jour, à l’Olympia, son lieu de prédilection,1 il cassa le piano, le public lui cassa les fauteuils pour dire que ce massacre ne date pas des « yé yé ». On cassa aussi les fauteuils pour Sidney Bechet en 1955. Pour dire que la jeunesse d’alors était de la même eau que la jeunesse d’après.

La radio, comme les cabarets,2 allait jouer un très grand rôle dans l’organisation de nos souvenirs. « Radio Days » sans conteste pour la France de ces années 50, un peu en retard sur les Etatsuniens. Cette radio qui se privatise avec l’arrivée, en 1954, d’Europe 1 où vont officier Frank Ténot et Daniel Filipacchi dans « Pour ceux qui aiment le jazz » à 22h30. Ils allaient allègrement mêler blues, jazz et la musique soul qui commence à marquer de son empreinte les Etats-Unis. Ce mélange est inédit. Au début des années 60, ils deviendront les animateurs de « Salut les Copains », qui les rendra riches… Mais ce serait une histoire différente qu’il faudrait raconter.

Le service public de la RTF n’est pas en reste, avec les émissions de Sim Copans dont la voix chantante résultat de son accent du sud des Etats-Unis savaient si bien expliquer les chants de révolte contenus dans les Gospels. Sim qui savait aussi présenter les musiciens de jazz français. Hughes Panassié lui aussi avait son émission. Souvenirs… Il faudrait un travail de mémoire pour redonner vie à cet environnement. L’Histoire n’est pas faite que de l’écrit, elle est aussi orale et l’environnement culturel, la musique mais aussi les chansons en fait partie intégrante.

Le jazz reste donc une référence. Un autre coffret Frémeaux et associés permet de le rappeler. « Swing surprise-partie. Les orchestres français d’après guerre » passe en revue ces musiques que l’on entendait aussi à la radio. Un coffret de deux CD qui couvrent les années 1945-1957. Après, ils disparaîtront emporté par les vagues du rock and roll. Musique dont Boris Vian, Henri Salvador – Harry Cording pour l’occasion – et le tout jeune mais déjà talentueux Michel Legrand se moqueront dans des 45 tours… qui se vendront comme du rock. la farce était encore plus farce… Se retrouvent, dans cette compilation, tous les orchestres qui ont connu leur heure de gloire pendant la période de l’Occupation, grande période – contrairement à une idée reçue – pour les jazzmen français. Ils feront leur « coming out » en intégrant une partie du bebop mais aussi de ce jazz West Coast qui fait fureur dans les années 50 aux Etats-Unis. Un style – si style il y a, c’est difficile à démontrer – qui se réclame des orchestres de Count Basie, du swing, du balancement, de la légèreté. L’appropriation est immédiate. On l’entend. Des différences subtiles montrant que ces musiciens ont les oreilles grandes ouvertes. Qu’ils ne se contentent pas de ce qu’ils savent. Pourtant, ces noms ne diront rien. Ils sont liés à l’avant-guerre et à la guerre et sombreront – malheureusement – dans l’oubli. Qui se souvient de Alix Combelle, saxophoniste, chef d’orchestre, Christian Bellest, de Camille Sauvage – pas Catherine ! – de Tony Prouteau, de Noël Chiboust, de André Ekyan – qui a joué avec Django Reinhardt – de Jerry Mengo, de Philippe Brun – qui enregistra avec Pierre Reverdy sur les injonctions de Cocteau et de Hughes Panassié – …

C’est une des raisons pour laquelle le travail d’éditeur et de conservation du patrimoine de Frémeaux et associés est essentiel. Sans ces orchestres, sans ces musiciens qui, évidemment, sont aussi des accompagnateurs des chanteurs, chanteuses de cette variété française.

L’orchestres de Jacques Hélian, en particulier, était omniprésent sur les ondes. Même les publicités étaient signés par l’orchestre, comme les indicatifs. Sidney Bechet était une grande vedette française. Et présent sur la RTF. L’auditeur ne savait même pas qu’il était gavé de jazz. Un jazz de scène, édulcoré, c’est vrai, mais le saxophone soprano de Bechet restait fortement ancré dans les racines de cette musique.

Comme aux Etats-Unis, ces orchestres faisaient danser. Ils ont exercé une forte influence sur les chanteurs et les chanteuses de cette époque. A commencer par Charles Aznavour dont les duos avec Pierre Roche sont directement inspirés du scat. Et Gilbert Bécaud qui a retenu la leçon des entertainers américains, en regardant du côté du jazz comme de la comédie musicale américaine qui tient le haut du pavé au moins jusque dans les années 1959. Une année clé.3 Serge Gainsbourg sera, lui, plus influencé par le jazz dit West coast, « cool », plus élaboré et par les musiques des films noirs. Ses références se situeront du côté de Stan Kenton. De ce point de vue, il peut-être qualifié de « moderne » par rapport à Bécaud. Tandis que Vian se situera dans la lignée des orchestres appelés « swing », comme pour sa chanson « Je bois ».

Refaire le chemin de la mémoire.

Ces deux coffrets nous aident à refaire le chemin, des années 1953 à 1960. Un chemin qui voit une sorte de rencontre amoureuse entre le jazz et la chanson française. Bécaud prend l’énergie du jazz, son côté musique de danse, tout comme Trénet avant lui alors que Gainsbourg – ça correspond à son personnage de « loser », le voir sur scène était un supplice dans ces années là – garde du jazz ce goût de mort qui permet de vivre, cette angoisse du vivre qui se trouve aussi dans cette musique. Particulièrement du côté de Art Pepper, saxophoniste alto et clarinettiste. Pour se rendre compte que le jazz est omniprésent dans ces années là. Qu’il vivifie la chanson française – d’aucuns diront qu’il la perverti.

Le coffret sur Bécaud se veut une anthologie, donc un choix effectué par André Bernard, un fan. On aurait aimé un livret plus détaillé sur cette période. Le contexte économique, politique qui joue un rôle dans la manière de composer un type de chanson. Un must, le témoignage, apocryphe sans doute mais sympathique, de sa première rencontre avec Bécaud chez Edith Piaf, grande marieuse. Elle ressemble tellement, cette histoire, aux films américains sur les duos de grands compositeurs/auteurs de comédies musicales qu’on croit être dans un tel film…

Il est intéressant d’entendre les deux coffrets l’un après l’autre pour distinguer ce qui fait l’originalité de l’un et de l’autre. Pour Gainsbourg, c’est une Intégrale qui couvre les années 1957 à 1960 que l’on doit à Olivier Julien et Frédéric Régent. Tout y est, les interprètes – la première Michèle Arnaud est tombé dans l’oubli, un oubli immérité – dont Juliette Gréco, Hughes Aufray qui chante un surprenant « Poinçonneur » et des 45 tours dans lesquels Alain Goraguer reprend les musiques du compositeur. De quoi dessiner une période. Une période charnière. Bientôt ces références seront gommées. Elles deviendront des traces sauf pour Eddy Mitchell qui continuera de se référer à Louis Jordan précurseur du Rhythm and Blues et du rock.

Un regret. L’absence des noms des musiciens qui participent à ces enregistrements. Vraisemblablement une partie de la fine fleur des musiciens de jazz français se retrouve dans les studios.

Pour retrouver notre mémoire et prendre plaisir à l’écoute de ces chansons dont, il faut bien le reconnaître, certaines ont vieilli. S’en rendre compte, c’est aussi participer au travail de mémoire.

Nicolas Béniès.

« Anthologie Gilbert Bécaud, 1953-59 », direction artistique André Bernard, coffret de deux CD ; « Intégrale Serge Gainsbourg et ses interprètes, 1957-1960 », coffret de trois CD ; « Swing Surprise-Partie. Les orchestres français d’après guerre, 1945-1957 », coffret de deux CD ; les trois chez Frémeaux et associés.

1 Dans ces années là, Paris avait encore ses « music hall » – un terme emprunté à l’américain pour dire des salles de concert qui commencent à proliférer dans les années 20, ces roaring twenties où l’on danse. Le Pacra, du côté de la bastille pour les débutants jusqu’à l’Alhambra en passant par l’Olympia pour les nouveaux venus et Bobino pour Brassens.

2 Les cabarets jouent le même rôle que les « workshops » aux Etats-Unis. Ce sont des lieux d’avant-garde. Le public vient y découvrir les talents de demain. Certain(e)s le deviendront, d’autres resteront inconnu(e)s. Ils permettent de faire entendre d’autres voix, de s’entraîner, de créer. Boris Vian est un habitué lui qui n’a aucun succès. Ces lieux d’expérimentation manquent. De nos jours, l’échec n’est plus permis et du coup l’expérimentation a reculé.

3 Cf. « Le souffle bleu », Nicolas Béniès, C&F éditions, sous titré « 1959, année de toutes les ruptures ».