CINÉMA, article de février 1999


UN CENTENAIRE POURQUOI FAIRE ?

Ignorer que le cinéma fête son centenaire – en décembre 1895 eu lieu la première séance publique des frères Lumières contempteurs du capitalisme et de la marchandise – est impossible. Tous les journaux en ont fait des suppléments, comme la télévision ou la radio. La commémoration frappe de nouveau. La nécessité sociale en quelque sorte d’être sûr du passé, et vérifier que tout le monde a le même, manière – fausse, faut-il le dire ? – d’assurer la cohésion de la société en faisant appel au consensus passé.

Ce centenaire n’est pas dû au hasard. Il se trouve lié à la commercialisation de l’image. Les frères Lumière donnent au cinéma sa forme marchandise, reproductible à l’infini et faisant l’objet d’un échange. Leur imagination est limitée à « l’arroseur arrosé ». Le reste des films projetés montre la sortie de leur usine, ou l’arrivée d’un train en gare de La Ciotat. Pourtant ces images ne sont pas anodines. On voit qu’elles ont fait l’objet d’une mise en scène. Déjà on s’aperçoit que l’image « pure » n’existe pas. L’auteur des images choisit ce qu’il donne à voir. C’est une vision de la réalité, au même titre que l’écrivain décrit sa propre réalité.

Méliés est le grand créateur d’images dans cette fin du 19éme, début du 20éme. Le grand illusionniste. Celui qui travaille les images pour donner à voir l’inconscient, ce que Freud appelait « l’inquiétante familiarité », ou étrangeté – « Unheimliche » en allemand -, qui est le propre de l’oeuvre d’art. Une manière de dévoiler la réalité, sans la décrire, pour rendre compte de ce qui est derrière les apparences.

Les images qui bougent envahissent notre vie. La télévision est devenue l’incontournable moyen de communication. La croyance dans les images remplace la croyance dans l’écrit. Encore que, depuis quelque temps on note une évolution dans la manière dont les consommateurs appréhendent la réalité télévisuelle, qui est tout autant une réalité construite que celle que donne à lire la presse écrite.

Le seul intérêt de ce centenaire, pour le cinéma s’entend – pour le sociologue, c’est un sujet d’étude, pour l’économiste, c’est la chanson du marché – est la publication d’ouvrages sur le septième art. Trois retiendront notre attention, parus chez Nathan, « Le grand art de la lumière et de l’ombre », sous titré « Archéologie du cinéma » de Laurent Mannoni, « Littérature et cinéma » de Jeanne Marie Clerc et « Revoir Hollywood », sous titré « La nouvelle critique anglo-américaine », des textes réunis et introduit par Noël Burch.

Le livre de Mannoni est un monument à la gloire des images qui bougent. Son interrogation de départ porte sur le pourquoi de l’intérêt pour le cinéma dés quasiment sa naissance, de la part du public, et sur l’intérêt des chercheurs. Au départ il n’était pas évident que ce serait une source de profit, même si Edison – le faux inventeur américain, mais vrai capitaliste – en avait déposé le brevet, et fait travailler son usine de chercheurs sur ce nouveau procédé.1

On apprend, dans ce livre, que le procédé de reproduction de la réalité inversée existait déjà au 12éme siècle, un procédé connu d’Aristote, sous le nom de la « camera obscura », la chambre obscure. Un trou était creusé dans une chambre noire pour capter les rayons du soleil et projeter l’image de la rue sur un mur blanc. Ainsi, comme pour les premiers films des frères Lumière, les spectateurs pouvaient voir le spectacle de la rue… inversé. A partir de là les procédés deviendront de plus en plus sophistiqués, pour arriver aux lanternes magiques du 18éme siècle, oeuvres d’imagination faisant intervenir le diable, ami des arts comme chacun sait, alors que Dieu serait plutôt conservateur et ennemi des expériences.2

L’auteur multiplie les noms, les inventions pour dresser un merveilleux catalogue de l’invention des hommes pour à la fois reproduire la réalité et faire preuve d’une imagination débordante pour trouver le chemin des spectateurs, de leur esprit, de leur coeur, de leurs émotions, en jouant sur leurs angoisses, sur leurs peurs, sur leurs sentiments. On découvre un monde, celui des amuseurs, des charlatans, des colporteurs, des savants qui se mêlent, se démêlent pour trouver de nouvelles voies, de nouvelles manières de faire vivre leur imagination, leurs fantaisies. Extraordinaire moyen, extraordinaire livre qui bouscule quelques idées reçues, qui bouscule tout court pour vous entraînez, à sa suite, dans les images qui bougent. On croit les voir.

En même temps c’est un regard nouveau sur des époques que les livres d’histoire nous présentent autrement. On pénètre dans l’esprit du temps à travers les créations de l’imagination, mieux peut-être que par des descriptions, ou des chiffres.

Les images qui bougent ont toujours été marquées par un double mouvement, celui d’un art populaire et savant tout à la fois, dialectique bizarre qui ressemble à celle du jazz, doublé de celui de la marchandise – reproductible – et de l’oeuvre d’art – unique par définition, et qui n’a donc au sens strict du terme, aucune valeur. Le cinéma, de par les techniques qu’il mobilise, est un art collectif, un art de masse, et suppose des capitaux pour investir dans un tournage. Le produit final, la marchandise, se doit de rapporter – le retour sur investissement cher aux économistes – mais en même temps le metteur en scène doit avoir fait « son » film. Les deux manières de concevoir la « production » cinématographique ont parfois – souvent – du mal à cohabiter. Le metteur en scène doit ruser avec les lois du capitalisme incarnées par le producteur. Un vrai travail d’artiste.

En ce sens, le cinéma est l’art du vingtième siècle par excellence. En raison à la fois des technologies nécessaires, le nombre de personnes pour « faire » un film et la marchandise qui envahit le tout, sans que les parties fassent forcément partie du même monde. De ce point de vue la littérature fait plus référence à l’artisanat, à la petite production marchande, tandis que le cinéma appelle les techniques de la division du travail et de la grande industrie. La littérature et le cinéma ont quand même, malgré cette différence de niveau, entretenu quelques accointances forcément coupables.

Les relations des images et des mots ont toujours été problématiques, comme la relation des mots et de la musique. Parler de cinéma – de musique – semble une contradiction dans les termes. Pourtant le critique est obligé de manier des mots pour faire apprécier des images. Dans « Littérature et cinéma », Jeanne Marie Clerc ne pose pas le problème de la critique et de son rôle, mais des amours contrariées – elle parle de « relations complexes – de la littérature et du cinéma. Elle aborde, et c’est son grand mérite, leurs influences réciproques. Pas seulement donc l’adaptation d’un roman à l’écran et sa nécessaire trahison pour en conserver l’esprit, mais aussi l’influence de l' »écriture » cinématographique sur la littérature. On n’écrit plus après le cinéma comme avant. Dos Passos par exemple a été très influencé par le découpage cinématographique. Ni après le cinéma parlant (1927) comme avant. Le son allait transformer le cinéma. Fallait-il que le cinéma calque la réalité ? Beaucoup allait regretter le cinéma dit muet, et la poésie des seules images.

Le mouvement de la création cinématographique est tout entier dans l’interrogation : le cinéma doit-il refléter la réalité et comment ? Le réalisme à la Giono apportera une réponse sous la forme de la description des apparences de la réalité, ce qui marquera en 1933 la défaite du surréalisme… du moins pour certains. Du coup les surréalistes, Artaud en tête rejette le cinéma qui les a trompés, confondant l’idéologie et l’objet réel de cette idéologie. Le cinéma se vengera, avec les frères Prévert se servant de ce nouvel outil, comme moyen d’affirmer des idées mais aussi pour construire leur propre monde, avec une utilisation des mots, donc du son, totalement originale. Comme celle de René Clair quelques temps plus tôt. Le surréalisme, l’imagination ne mourra jamais, et c’est l’autre réponse à la même interrogation. Pour faire surgir la réalité, au-delà de ses apparences, il faut y introduire une dose massive d’imagination, pour refaire le réel, et le rendre plus réel que le réel de la vie de tous les jours.

Les années 30, les années de crise, mettront à l’ordre du jour, le rêve – Hollywood prendra le nom de « l’usine à rêves » – pour oublier la réalité, et refléter la nécessité de changer le monde. Le rêve d’une société fonctionnant différemment est très fort dans ces années. Tous les films le montrent, en particulier ceux dits de comédie musicale, dont l’auteur ne parle pas, limitant son propos, pour l’essentiel, au seul cinéma français, et aux littérateurs français. Elle fait une place à Resnais et Robbe Grillet en parlant de retrouvailles et de collaboration entre littérature et cinéma.

Une manière différente d’approcher les romanciers français, dans leur rapport à l’image, au cinéma. Elle apporte un « éclairage » original. Nous ne pourrons plus lire Jean Marie Gustave Le Clézio, par exemple, comme avant.

Noël Burch a voulu s’intéresser aussi aux rapports entre l’image et les mots, en voulant faire découvrir au public français le travail d’une certaine critique – influencée par le marxisme, la psychanalyse ou le féminisme, sans que les trois se rencontrent forcément – au public français. Dans l’introduction il s’essaie à expliquer ce qui différencie la critique française – celle des Cahiers du cinéma en particulier – de la critique américaine. Il accuse les Français d’idéalisme, d’avoir une fausse image – naïve – des Etats-Unis et d’être incapable de prendre en compte les conditions matérielles et sociales de la production. Ces critiques de la critique française ne sont pas toutes dénuées de fondement. En France la critique est souvent esthétique, on aime ou on n’aime pas et on cherche des arguments. Mais c’est une dimension qu’il n’est pas possible d’ignorer, même s’il est nécessaire de faire référence au discours idéologique sous-jacent, ou aux conditions sociales. Les deux formes ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Elles sont appelées à se compléter. Et la critique américaine qui cite… André Bazin et François Truffaut !

C’est une lecture de films que l’on connaissait, la plus remarquable me semble être celle de Ronnie Scheib sur « L’ombre d’un doute » d’Alfred Hitchcock. Elle donne envie d’aller revoir le film pour vérifier ses hypothèses. Les concepts, la méthode utilisée par Eckert, article qui ouvre ce recueil, suscite réflexion et interrogations nouvelles. Le travail du critique se trouve valorisé et mis en perspective. Tout un chapitre est évidemment consacré aux « films noirs », genre spécifiquement américain, dont les points de vue diffèrent, mais à chaque fois le contexte de la création de telle ou telle oeuvre est rappelé, et permet de comprendre le message inclus dans ces films.

Le titre se trouve ainsi justifié. Une manière de revoir Hollywood, une manière aussi d’appréhender, au travers de ses films, la société américaine. On retrouve ici le propos de Mannoni, les images qui bougent comme reflet des époques.

Nicolas BENIES.

1 Ce brevet lui permettra de réclamer des royalties sur tous les films, quel que soit l’auteur ou le studio. C’est pour cette raison que les nouveaux producteurs partiront à Hollywood, pour échapper à Edison, et aussi parce que le soleil les attirait.

2 Dans le jazz aussi le diable jouera un rôle essentiel, malgré, ou à cause ?, des gospels.