JAZZ, retour qsur les années révolution, première partie

Retour sur les années révolution.(1)

La fin de la seconde guerre mondiale fait apparaître une révolution esthétique, mais aussi sociale, chez les laissés pour compte de cette société américaine qui n’en finit pas de se complaire dans son hégémonie, les Africains-Américains. Le bebop, c’est le nom de cette révolution, dont l’incarnation sera le génie incontestable de Charlie Parker, Bird, l’Oiseau pour l’éternité.

 

Masters of Jazz (distribué par Média 7) – une collection disparue, note de 2013 – en fait la démonstration avec ses dernières parutions. D’abord, et le Seigneur a droit à ces honneurs, Parker lui-même à l’un de ses sommets, fin 1947 – Young Bird,1 vol 6 – , pour des retransmissions radiophoniques, dont une superbe au Carnegie Hall, avec Dizzy Gillespie, une des dernières rencontres entre les deux fondateurs du bebop. Personne en sait comme lui faire s’envoler tous les préjugés, et quelque fois même toutes nos certitudes. Pour rendre compte de la place incomparable de Dizzy, Frémeaux et associés (distribué par Night & Day) par la grâce du choix d’Alain Gerber – qui se fend d’un livret remarquable – nous offre une rétrospective de 1940-1947, en leur collection The Quintessence, consacré au trompettiste.2 Pour la dernière émission, celle de novembre, l’Oiseau est en compagnie de Fats Navarro, trompettiste sous estimé, mort de la tuberculose à 26 ans qui a eu une grande descendance dont Clifford Brown, qui démontre qu’il pouvait se hisser au niveau de Parker sur un Ko-Ko – sur les harmonies de Cherokee – de très belle facture.3

Fat Girl – son surnom – fait lui aussi l’objet des attentions de cette collection. Pour ce volume 1, 1943-1946, on le retrouve dans l’orchestre d’Andy Kirk – intitulé 12 clouds of joy, les 12 nuages de joie -, symptomatique de l’ambiance de cette ville bizarre, corrompue et à cheval sur deux Etats, Kansas City. Il remplace un de ces trompettistes de la transition entre deux époques, Howard McGhee. Il sera mieux entendu, et plus à sa place, dans l’orchestre du chanteur-tromboniste, Billy Eckstine, Mr B. pour tout le monde, qui avait débauché tous les jeunes turcs de l’orchestre du pianiste d’Earl Hines. En 1946, il a fini son apprentissage et joue avec Kenny Clarke, l’inventeur de la batterie bebop, celui qui a su décomposer le temps sur sa cymbale, laissant sous-entendre le cha-ba-da traditionnel. Le swing changeait de visage.

Ces années 1946-47 – c’est le volume 2 de ses aventures – voit aussi Stan Getz être reconnu. Il a mêlé les enseignements de Lester Young – il se nommera lui-même, en riant, le Lester Young Juif – pour la sonorité comme ses frères4 et l’esprit de Parker, le tout sublimé par un son particulier du saxophone qui réussirait à faire pleurer des pierres sur des ballades. The Sound sera le surnom mérité. Avant de constituer son propre quartet, avec rien de moins que Hank Jones au piano, Curley Russell à la basse et surtout Max Roach à la batterie, il joue dans l’orchestre de Benny Goodman qui est en train de se convertir au bebop, pour l’abandonner lorsqu’il donnera l’impression d’être passé de mode. En 1947, Getz n’est pas encore Getz mais il en prend le chemin…

Comme pour parfaire ces années révolution, le gospel se trouve une nouvelle représentante, Mahalia Jackson. En 1946-47, elle effectue sa percée, alors qu’elle avait commencé à chanter en 1937, en enregistrant pour Decca. Frémeaux et associés à eu la bonne idée de commencer l’intégrale Mahalia, dont ce volume 1 vient de sortir. Le blues aussi se transforme, intégrant le rythme des usines, en particulier celles de Chicago, nœud ferroviaire entre le Sud et le Nord. Gérard Herzhaft nous le fait visiter de 1940 à 1947 dans ce double album, Chicago Blues, chez Frémeaux et associés.

Nicolas BENIES.

A propos de Duke Ellington…

Masters of Jazz toujours s’est lancé dans l’édition d’une intégrale Ellington, de cet univers en expansion. Le Duke – nommé ainsi à cause du choix de ses habits – a toujours écrit pour ses «hommes », pour les musiciens de son orchestre dont in connaissait les qualités et les défauts. Beaucoup d’entre eux n’ont jamais aussi bien joué que dans l’orchestre. C’est le cas pour le trompettiste-violoniste Ray Nance par exemple ou le cornettiste Rex Stewart. Avec ce volume 10, nous entrons dans l’année 1930. En avril-juin, la dépression commence à exercer ses effets. L’orchestre lui évolue du style jungle, que Duke avait repris de son trompettiste Bubber Miley – mort de tuberculose – vers autre chose. Cette transition est perceptible. Les chefs d’œuvre sont à venir. En 1940-42, ils foisonneront. Mais ils s’expliquent par toutes les recherches de ces années là. Elles ne portent pas seulement témoignage, elles s’écoutent avec plaisir.

Le Duke et ses hommes, c’est le sous titre, fait l’objet d’un essai d’Alain Pailler, chez Actes Sud, Plaisir d’Ellington.5Une autre manière d’écouter Ellington, une autre façon d’apprécier l’orchestre, collectivement et individuellement. Il s’arrête sur les années de braise 1940-42, pour expliquer la floraison de chef d’œuvre. Le mystère demeure malgré tout, le mystère de cette création spontanée, très bien préparée. Il insiste, à juste raison sur les enregistrements de studio beaucoup plus propice au travail d’équipe et moins aux échappées solistes. La collection Masters of Jazz, qu’il ne cite pas – c’est dommage, et l’un des seuls reproches qu’on puisse lui faire – permet de se rendre compte du travail effectué par l’orchestre sous la direction du Duke. Ce génie est une éponge. Il se gonfle de toutes les caractéristiques de ces hommes pour leur rendre au centuple et créer ainsi une galaxie. Pailler rend notamment toute sa place au batteur de l’orchestre, Sonny Greer, fortement déprécié par les critiques, américains surtout. Il se permet aussi des aller-retour dans le temps pour mieux faire entrevoir la réalité de cette création, de cette œuvre au sens le plus fort du mot.

Il invite à écouter et à écouter encore Duke Ellington, et non pas les pâles copies réalisées notamment par Wynton Marsalis… Personne ne pourra lui donner tort. Quelque chose, le «je-ne-sais-quoi », comme disait Jankélévitch, est mort avec le Duke et ses hommes…

NB

1 Le jeune Oiseau a quand même 27 ans… Masters of Jazz n’a pas eu la permission de reprendre les sessions Dial réalisées par Ross Russell – voir son recueil de souvenirs, « Bird lives » au Livre de poche – ni Savoy. Il ne reste que ces concerts « live ». Parker y est irrésistible.

2 Si vous êtes un fana du bebop et de Dizzy en particulier, cette collection n’est pas pour vous. Encore que le repiquage est de très bonne qualité… Mais si vous voulez découvrir le cheminement de cette révolution, alors n’hésitez pas. Vous allez découvrir de nouveaux paysages. Dizzy est un as de l’ascension.

3 Sans parler du pianiste aveugle Lennie Tristano, fondateur d’une école, qui offre à Parker de nouveaux espaces de liberté.

4 « Four Brothers », une composition de Jimmy Giuffre (en 1947) pour l’orchestre de Woody Herman, réunira Getz, Cohn et Sims pour jeter les bases d’une esthétique.

5 L’auteur insiste, et il a raison, sur le terme essai. Et c’est bien de ça qu’il s’agit… En quoi le jazz ne pourrait-il pas être l’objet d’essai ?

(publié dans la revue de l’École Émancipe)