Pour Carmen McRae

CARMEN McRAE, GRANDE DAME DU JAZZ

Carmen est morte le jeudi 10 novembre, à Beverly Hills, Los Angeles. Sa route l’avait conduite de la côte Est où elle était née, à la côte Ouest…

Le jazz, on le sait, génère des génies. Au masculin. Carmen McRae, l’était au féminin. Comment devient-on un génie ? Par un travail de titan sur soi-même, pour devenir soi-même. Chemin difficile, escarpé, rocailleux. Carmen était née à New York, ça aide, le 8 avril 1922.1Elle avait commencé par des études de piano, ça aide aussi. Mais sa mère avait voulu faire d’elle une dactylo – la rapport avec le piano est évident -, ce qui lui permettra de vivre, en chantant la nuit, parce qu’elle a décidé de chanter, pour suivre les pas de Billie Holiday dont elle deviendra l’amie. En 1944, pour l’anecdocte, elle épouse le batteur, génie lui aussi du jazz bebop, Kenny Clarke. Elle enregistrera ses premiers disques, avec l’orchestre de Mercer Ellington – le fils du Duke – sous ce nom. L’influence de Sarah Vaughan – autre génie du jazz – y est sensible, et même plus que ça. Ce mimétisme la marquera, marquera son style d’une empreinte indélébile, pour ses premiers albums qu’elle réalise pour Bethlehem, avec l’accordéoniste Mat Matthews en 1954, sous son nom, celui de Carmen McRae. Elle a divorcé d’avec Kenny. Elle ne supportait pas d’avoir un seul homme.

En 1955, elle se produit aux côtés de Gerry Mulligan au Carnegie Hall – le temple de la musique à New York – et y fait une telle impression que la critique est dythitrambique. Elle n’est pourtant pas encore Carmen McRae. Elle rencontrera un milliardaire qui voudra la façonner. Elle refusera. préférant suivre sa propre voie.

Ainsi elle deviendra Carmen McRae, enfin, par la grâce d’un album pour Columbia,2– aujourd’hui distribué par Sony-Music -« Carmen sings Lover Man » en 1961, hommage à Lady Day – Billie Holiday -, mais aussi séparation d’avec ses modèles. Le pianiste Norman Simmons, qui continuera de l’accompagner, participe de cette nouvelle naissance. Elle fait montre dans les ballades – ce tempo ni trop rapide, ni trop lent, medium comme disent les Américains – d’une sensibilité à fleur de mots, les triturants, les enveloppants, et les faisant éclater comme des fruits trop murs. Elle se sert de son vécu – comme Billie – pour habiter les mots, les mélodies, leur donner sa vie. Elle saura, du coup, toujours nous murmurer de ces choses si essentielles que sans elle(s) la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. En novembre 1965, elle réalisera, en direct du club de New York, le « Village Gate », un album pour « Mainstream »,3« Woman Talk », qui reste un de mes albums de chevet. Cette façon de rendre le sentiment de tristesse d’une ballade, sans céder à la mièvrerie, n’appartient qu’à elle. Carmen EST Carmen. Elle le sera pour l’éternité, même si son absence me manquera, me pésera, me pèse déja. Ne plus attendre le prochain album, toujours plus abouti que le précédent, comme cet hommage à Monk en 1988, « Carmen sings Monk » pour Novus, distribué par BMG, est difficile à supporter.

J’étais, je suis, comme tous ceux qui l’ont écouté et entendu, amoureux de Carmen, et plus amoureux que jamais. Elle savait qu’elle sucitait ces réactions, peut-être parce qu’elle connaissait le poids du temps, comme le dit la chanson « All By Myself » qu’elle chanta en 1976 pour un album Blue Note…et qu’elle ne cesse de me chanter.

Nicolas BENIES

1 Pourquoi Sylvain Siclier, dans Le Monde du 13 novembre, veut-il la vieillir de deux ans, en la faisant naître en 1920 ?

2 Elle a enregistré précédemment pour Kapp, albums qui ont été réédité par GRP-MCA, distribué par BMG, sous le titre « Here to Stay », reprenant des enregistrements de 1955 où l’influence de Sarah envahit la personnalité de Carmen, et de 1959 où elle commence à apparaître telle qu’en elle même.

3 Non réédité en CD, à ma connaissance, mais cela ne saurait tarder.